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Le film « Stalker » d’Andrei Tarkovski (1979)

Stalker est, dans l’histoire du cinéma, considéré comme l’un des plus grands chefs d’œuvre du 20e siècle.

Son grand paradoxe est de présenter une action extrêmement lente combinée à une capacité de capter l’attention avec un magnétisme d’une très grande puissance, avec une vigueur graphique de la plus haute qualité, et servi par la musique profonde d’Edouard Artemiev.

Il y a de quoi désarçonner par cette esthétique résolument étrangère, très oppressante. C’est d’autant plus dépaysant, si l’on peut dire, que la base même de cette capacité à saisir l’intégralité de l’esprit des spectateurs repose sur la perspective « cosmique » propre à la culture slave, plus particulièrement la culture nationale russe.

L’environnement ne peut être compris que comme totalité, comme cosmos ; c’est la raison pour laquelle la Russie a produit au même moment, outre Lénine (1870-1924), le théoricien du voyage spatial Constantin Tsiolkovski (1857-1935) et le théoricien de la planète comme Biosphère Vladimir Vernadsky (1863-1945).

On est dans une sorte de spinozisme modernisé et Stalker est une sorte d’avatar extrêmement captivant et dérangeant en même temps.

Le scénario, on s’en doute, est particulièrement tortueux, afin de justifier la progression du film et d’acteurs particulièrement déroutants.

Dans Stalker, réalisé en 1979 en URSS, Andrei Tarkovski reprend la trame du roman Pique-nique au bord du chemin, de Boris et Arkadi Strougatsky, tout en effaçant cependant l’aspect science-fiction.

Ainsi, au lieu d’avoir une « zone » marquée par des phénomènes étranges en raison des restes d’une pause faite sur terre par des extra-terrestres lors de leur voyage, on a une allégorie de l’univers comme ayant une dimension complexe, où tout est relié.

Stalker se situe ainsi dans le prolongement direct des questionnements cosmiques propres à l’URSS des années 1930-1950, dans la perspective ouverte en Russie à la fin du 19e siècle.

Mais, en même temps, il rompt avec cela dans une partie significative ; de par les conditions propres à l’URSS alors, le film bascule dans un existentialisme pessimiste absolument typique de l’esprit du « dégel » ayant suivi la mort de Staline.

La tendance à la réflexion métaphysique devient alors le grand leitmotiv du film, la véritable obsession des personnages.

Le film, aux images d’un niveau éblouissant sur le plan photographique, se focalise donc sur les affres intellectuelles et spirituelles d’un écrivain et d’un professeur guidés dans la « zone » par un Stalker, c’est-à-dire un passeur, être ultra-sensible rompant avec les valeurs dominantes d’un monde indifférent et cynique.

C’est également car il possède une charge critique virulente : la critique de la situation soviétique d’alors est patente et juste, exposée d’ailleurs par une alternance entre le noir et blanc (le monde hors de la zone) et la couleur (celle de la zone, qui est la nature elle-même, en opposition au monde abîmé).

La pollution, la militarisation de la police, l’oppression du secteur militaro-industriel en général, notamment avec le nucléaire, sont dénoncés de manière indirecte mais flagrante.

L’URSS des années 1970 est présentée comme une sorte d’État policier et d’organisation spatiale particulièrement sordide, entre béton, chaos et profonde laideur.

Le film culmine de ce fait dans un appel romantique, reprenant un poème du très important poète russe Fiodor Tiouttchev (1803-1873) : « J’aime tes yeux mon ami. J’aime les flammes qui y jouent quand tu les lèves soudain et que, telle la foudre, tu embrasses tout de ton regard. Mais plus puissant encore est leur charme quand, baissés comme pour se prosterner, au moment de l’étreinte passionnée, au travers des cils, j’entrevois le feu sombre et terne du désir ».

Cela en fait un film difficile d’accès, si l’on cherche une vue d’ensemble. Si l’on omet de comprendre le caractère fondamentalement russe de Stalker, on sombre dans une interprétation unilatéralement mystico-philosophique d’un film, dont le filigrane est en réalité le panthéisme cosmique dans son approche slave.

Derrière les références à Lao Tseu et au Christ, aux considérations métaphysiques, se retrouve la question de saisir un monde unifié, naturel et tourné vers la bonté. En ce sens, c’est un film particulièrement sombre, mais plein d’espoir.