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L’antisémitisme selon Moishe Postone

L’intellectuel canadien Moishe Postone d’origine juive, professeur de l’université de Chicago, vient de décéder ; il a joué un rôle intellectuel important dans l’analyse du nazisme, depuis la parution en 1986 d’un texte intitulé « Antisémitisme et national-socialisme », dont voici un passage introductif, soulignant le caractère particulier de la destruction des Juifs d’Europe.

« Qu’est‑ce qui fait la spécificité de l’Holocauste et de l’antisémitisme moderne ? Ni le nombre des hommes qui furent assassinés ni l’étendue de leurs souffrances : ce n’est pas une question de quantité. Les exemples historiques de meurtres de masse et de génocides ne manquent pas. (Par exemple, les nazis assassinèrent bien plus de Russes que de juifs.)

En réalité, il s’agit d’une spécificité qualitative. Certains aspects de l’anéantissement du judaïsme européen restent inexplicables tant que l’on traite l’antisémitisme comme un exemple particulier d’une stratégie du bouc émissaire dont les victimes auraient fort bien pu être les membres de n’importe quel autre groupe.

L’Holocauste se caractérise par un sens de la mission idéologique, par une relative absence d’émotion et de haine directe (contrairement aux pogromes, par exemple) et, ce qui est encore plus important, par son manque évident de fonctionnalité.

L’extermination des juifs n’était pas le moyen d’une autre fin. Les juifs ne furent pas exterminés pour une raison militaire ni au cours d’un violent processus d’acquisition territoriale (comme ce fut le cas pour les Indiens d’Amérique ou les Tasmaniens).

Il ne s’agissait pas davantage d’éliminer les résistants potentiels parmi les juifs pour exploiter plus facilement les autres en tant qu’ilotes. (C’était là par ailleurs la politique des nazis à l’égard des Polonais et des Russes.) Il n’y avait pas non plus un quelconque autre but « extérieur ».

L’extermination des juifs ne devait pas seulement être totale, elle était une fin en soi : l’extermination pour l’extermination, une fin exigeant la priorité absolue.

Ni une explication fonctionnaliste du meurtre de masse ni une théorie de l’antisémitisme centrée sur la notion de bouc émissaire ne sauraient fournir d’explication satisfaisante au fait que, pendant les dernières années de la guerre, une importante partie des chemins de fer fut utilisée pour transporter les juifs vers les chambres à gaz et non pour soutenir la logistique de l’armée alors que la Wehrmacht était écrasée par l’Armée rouge.

Une fois reconnue la spécificité qualitative de l’anéantissement du judaïsme européen, il devient évident que toutes les tentatives d’explication qui s’appuient sur les notions de capitalisme, de racisme, de bureaucratie, de répression sexuelle ou de personnalité autoritaire demeurent beaucoup trop générales. »

Si ce caractère particulier de la Shoah est ou devrait être évident, Moishe Postone considère que l’antisémitisme est, de plus, une sorte de sous-produit naturel du capitalisme.

A l’opposé de la Gauche – on est ici dans la tradition de l’ultra-gauche – Moishe Postone considère ainsi que l’antisémitisme n’est ni un « socialisme des imbéciles », ni un romantisme anti-moderne, mais l’expression organique, propre au capitalisme, d’une tentative de destruction de « l’abstraction » à laquelle serait associé la population juive.

Il ne voit pas en le nazisme l’expression folle d’un capitalisme conquérant et militariste, mais comme l’aboutissement triomphant d’un antisémitisme qui serait une sorte de fuite en avant anticapitaliste indépendante des luttes des classes : à défaut de saisir la nature du capitalisme, les antisémites combattent une fantasmagorie, « l’abstraction ».

Moishe Postone fait ainsi de l’antisémitisme – à l’opposé de la vision qu’en a la Gauche – non pas un racisme y compris ayant une dimension « anticapitaliste » – mais une idéologie purement autonome, capable d’intervenir dans l’Histoire, qu’on ne peut combattre que par la raison intellectuelle.

Il dit pour cette raison dans « Antisémitisme et national-socialisme » :

« C’est Auschwitz — et non la prise de pouvoir en 1933 — qui fut la véritable « révolution allemande », la véritable tentative de « renversement » non seulement d’un ordre politique mais de la formation sociale existante.

Cet acte devait préserver le monde de la tyrannie de l’abstrait. Ce faisant, les nazis se sont « libérés » eux‑mêmes de l’humanité. »

Cette lecture d’un antisémitisme « autonome » a été reprise en tant que telle par le courant dit de la « théorie critique », se revendiquant du philosophe Theodor W. Adorno, et composant la très grande majorité de la gauche alternative allemande des années 1990-2000. La presse germanophone s’est donc faite écho du décès de Moishe Postone.

L’un des effets notables de l’influence de Moishe Postone a été la naissance à un mouvement « anti-deutsch », anti-allemand, qui a provoqué des polémiques importantes en appelant au soutien unilatéral d’Israël, voire des États-Unis, au nom de la lutte prioritaire contre l’antisémitisme comme idéologie autonome qui dominerait l’Allemagne.

Moishe Postone est également très apprécié chez les partisans d’une « critique de la valeur », courant d’ultra-gauche opposant Karl Marx à la Gauche historique, dont le site Palim-Psao.fr propose les documents (ainsi que de nombreux articles de ou sur Moishe Postone).

Voici quelques citations de Moishe Postone expliquant sa vision de l’antisémitisme comme idéologie « autonome » cherchant à combattre « l’abstraction ».

«  Le pouvoir attribué aux juifs par l’antisémitisme n’est pas seulement conçu comme plus grand mais aussi comme réel et non comme potentiel. Cette différence qualitative est exprimée par l’antisémitisme moderne en termes de mystérieuse présence insaisissable, abstraite et universelle.

Ce pouvoir n’apparaît pas en tant que tel mais cherche un support  concret — politique, social ou culturel — à travers lequel il puisse fonctionner. Étant donné que ce pouvoir n’est pas fixé concrètement, qu’il n’est pas  » enraciné « , il est ressenti comme immensément grand et difficilement contrôlable. Il est censé se tenir derrière les apparences sans leur être identique. Sa source est  donc cachée, conspiratrice. Les juifs sont synonymes d’une insaisissable conspiration internationale, démesurément puissante. »

[…]

« Quand on considère les caractéristiques spécifiques du pouvoir que l’antisémitisme moderne attribue aux juifs — abstraction, insaisissabilité, universalité et mobilité —, on remarque qu’il s’agit là des caractéristiques  d’une des dimensions des formes sociales que Marx a analysées : la valeur. De plus, cette dimension — tout  comme le pouvoir attribué aux juifs — n’apparaît pas en tant que telle mais prend la forme d’un support  matériel : la marchandise. »

[…]

« Désormais, la forme phénoménale du concret est plus organique. Le capital industriel peut donc apparaître en tant que descendant direct du travail artisanal « naturel », en tant qu’« organiquement enraciné », par opposition au capital financier  » parasite  » et  » sans racines « . L’organisation du capital industriel paraît alors s’apparenter à  celle de la corporation médiévale — l’ensemble social dans lequel il se trouve est saisi comme unité organique supérieure : comme communauté (Gemeinschaft), Volk, race.

Le capital lui-même — ou plutôt ce qui est perçu comme l’aspect négatif du capitalisme— est identifié à la forme phénoménale de sa dimension abstraite, au capital financier et au capital porteur d’intérêts.

En ce sens, l’interprétation biologique qui oppose la dimension concrète (du capitalisme) en tant que  » naturelle  » et  » saine  » à l’aspect négatif de ce qui est pris pour le  » capitalisme  » ne se trouve pas en contradiction avec l’exaltation du capital industriel et de la technologie : toutes les deux se tiennent du côté  » matériel  » de l’antinomie. »

[…]

« Cette forme d’  » anticapitalisme  » repose donc sur une attaque unilatérale de l’abstrait. L’abstrait et le concret ne sont pas saisis dans leur unité, comme parties fondatrices d’une antinomie pour laquelle le dépassement effectif de l’abstrait — de la dimension de la valeur — suppose le dépassement pratique et historique de l’opposition elle-même, ainsi que celui de chacun de ses termes. »

[…]

« L’attaque  » anticapitaliste  » ne se limite pas à l’attaque contre l’abstraction. Au niveau du fétiche-capital, ce n’est pas seulement le côté concret de l’antinomie qui peut être naturalisé et biologisé, mais aussi le côté abstrait, lequel est biologisé — dans la figure du Juif.

Ainsi, l’opposition fétichisée du matériel concret et de l’abstrait, du  » naturel  » et de l’  » artificiel « , se mue en opposition raciale entre l’Aryen et le Juif, opposition qui a une signification historique mondiale.

L’antisémitisme moderne consiste en la biologisation du capitalisme saisi sous la forme de l’abstrait phénoménal, biologisation qui transforme le capitalisme en  » juiverie internationale « . »

[…]

« Les juifs n’étaient pas simplement considérés comme les représentants du capital (dans ce cas, en effet, les attaques antisémites auraient été spécifiées en termes de classe). Ils devinrent les personnifications de la domination internationale, insaisissable, destructrice et immensément puissante du capital.

Si certaines formes de mécontentement anticapitaliste se dirigeaient contre la dimension abstraite phénoménale du capital personnifiée dans la figure du Juif, ce n’est pas parce que les juifs étaient consciemment identifiés à la dimension abstraite de la valeur, mais parce que, dans l’opposition de ses dimensions abstraite et concrète, le capitalisme apparaît d’une manière telle qu’il engendre cette identification.

C’est pourquoi la révolte « anticapitaliste  » a pris la forme d’une révolte contre les juifs. La suppression du capitalisme et de ses effets négatifs fut identifiée à la suppression des juifs »

[…]

« À une époque où le concret était exalté contre l’abstrait, contre le  » capitalisme  » et contre l’État bourgeois, cette identification engendra une association fatale : les juifs étaient sans racines, cosmopolites et abstraits »

[…]

« Comprendre l’antisémitisme de cette façon permet de saisir un moment essentiel du nazisme en tant que mouvement anticapitaliste tronqué, caractérisé par une haine de l’abstrait, une propension à faire du concret existant une hypostase et une mission qui, quoique cruelle et bornée, n’est pas forcément animée par la haine : délivrer le monde de la source de tous les maux. »

[…]

« S’il est vrai qu’en 1934 les nazis ont renoncé à l’  » anticapitalisme  » trop concret et plébéien des SA, ils n’ont toutefois pas renoncé à l’idée fondamentale de l’antisémitisme : le  » savoir  » que la source de tous les maux est l’abstrait, le Juif. »