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Le sens des brutalités policières du 3 mai 1968

Si l’on peut passer aussi rapidement de l’intervention policière à la Sorbonne du 3 mai 1968 à un appel à généraliser la lutte et l’unifier comme le fait le mouvement du 22 mars le 24 mai 1968, c’est qu’en fait le 3 mai la police s’est littéralement lâchée.

Elle a voulu à tout prix écraser toute velléité de contestation et, certaine de l’hégémonie du régime, elle a cherché la casse. Si on ne saisit pas cela, on ne peut pas comprendre pourquoi Charles de Gaulle appelle, le même 24 mai, à un référendum, s’imaginant que la situation, somme toute, est sous contrôle.

C’est tout le régime qui s’est contracté et qui s’imagine que cela va passer. C’est le sens des brutalités policières généralisées dès le 3 mai 1968.

Un chercheur du C.N.R.S. raconte ce qu’il a vu ce jour-là :

« Vers 15 h 30, l’entrée du 17 rue de la Sorbonne était bloquée, et les forces de police de plus en plus nombreuses aux portes de la faculté ; on pouvait cependant entrer librement par la porte de la rue des Ecoles.

Dans la cour, les étudiants avaient décidé de transformer le meeting en une réunion de discussion sur les problèmes universitaires. A ce moment, certains étudiants quittèrent la Sorbonne.

Ceux qui restaient (à l’exception de quelques membres du service d’ordre), se regroupèrent sur les marches menant à la chapelle. Le débat, poursuivi sans haut-parleur, porta d’abord sur l’explicitation, par les étudiants de Nanterre, des buts de leur action ; bientôt une controverse s’engagea avec les représentants d’autres tendances ; je tiens à souligner que ce débat était absolument pacifique, et que tous ceux qui le voulaient avaient droit à la parole.

« Vers 16 h 45, on demanda aux membres du service d’ordre présents dans la cour de regagner leur poste ; autour de moi, on ignorait s’il s’agissait d’une attaque d’Occident, ou des renforts de la police.

La réunion sur les marches de la chapelle prit fin à ce moment ; certains étudiants tentèrent de sortir, mais l’issue de la rue de la Sorbonne semblait bloquée. Quelques minutes plus tard, nous vîmes apparaître sur toute la largeur de la galerie du fond de la cour, une rangée de gardes mobiles coiffés de casques ronds, et, je crois, armés de matraques. Les consignes données alors furent: « Sortez tous dans le calme et en silence ».

Les étudiants présents dans la cour regroupèrent autour de la sortie, mais sans pouvoir avancer. Très vite, toute la cour de la Sorbonne fut remplie de gardes mobiles qui empêchaient les étudiants d’emprunter une autre issue ; il s’agissait véritablement d’une souricière.

« Quand j’eus enfin passé l’étroit couloir qui mène à la rue de la Sorbonne je me trouvai entourée d’une double rangée de gardes mobiles protégés de boucliers carrés en métal, et armées de matraques.

« Cette haie menait les étudiants j’au car de police qui se trouvait un peu plus haut dans la rue (d’autres cars de police se trouvaient également tout le long de la rue de la Sorbonne). La lenteur de l’évacuation de la cour était liée au fait que les étudiants qui sortaient ne pouvaient se disperser librement, mais que tous étaient dirigés d’office vers ces cars de police.

« Moi-même, je fus relâchée après avoir pu montrer que je travaillais dans la rue de la Sorbonne et n’étais pas étudiante.

« Un peu plus tard, vers 17 h 30, des grenades lacrymogènes éclatèrent (je crois sur la place de la Sorbonne). L’accès de la rue de la Sorbonne était bloqué par les forces de police situées dans le bas de celle-ci. »

Voici le récit d’un étudiant coffré suite à sa participation au rassemblement contestataire à la Sorbonne :

« 15 heures : Cour de la Sorbonne. Je participe avec ma femme à la manifestation organisée. L’atmosphère est au calme. Quelques discours : Cohn-Bendit, Sauvageot, Chisseray. Le service d’ordre de l’U.N.E.F. garde calmement l’entrée de la Conciergerie ou l’entrée de la rue des Ecoles. Un orateur annonce que Paris vient d’être choisi comme siège des négociations pour le Vietnam : gros applaudissements.

Tous les occupants sont rassemblés au pied de la chapelle, assis ou debout sur les marches. Et soudain, une annonce : « Ils arrivent. » La plupart pensent qu’il s’agit de groupes Occident qui veulent pénétrer à l’intérieur de la Sorbonne.

Une voiture et un panneau sont placés le long de la porte de la galerie de la rue des Ecoles. Les participants se resserrent sur les escaliers de la chapelle. Certains ont un morceau de bois qui vient d’une Vieille table délabrée qui traînait dans un coin de la cour (et non pas de mobiliers détériorés, comme l’a dit M. Peyrefitte).

Mais surprise, par une aile latérale, pénètre une masse impressionnante de gardiens, casqués, lunettes, boucliers, tels des chevaliers teutoniques avec un côté Obélix.

L’atmosphère alors se tend, tout le monde se resserre près des marches. Le service d’ordre de l’UNEF recommande le calme et tend les mains pour canaliser les manifestants en nous demandant d’évacuer la cour de la Sorbonne.

Ce qui se fit. Mais quelle surprise ! En sortant de la cour, nous ne vîmes point les commandos Occident ou autres groupes, mais bien les gendarmes casqués qui nous font monter dans les camions blindés.

Nous montons dans le premier camion. Le policier devant nous soulève son siège avant et en sort, avec une satisfaction évidente, des barres de cuivre (je crois) qu’il passe à ses collègues qui sont à l’extérieur. Le chauffeur du car exprime que « dans un moment ça va chauffer » car des cordons de C.R.S. arrivent. Nous sommes coincés au milieu des agents et de la foule. Au bout d’un moment, le camion démarre suivi de beaucoup d’autres.

On nous emmène d’abord au commissariat de Saint-Sulpice, puis à Notre-Dame-des-Champs. Et alors, c’est la longue attente des identifications individuelles ; puis on nous entasse à la cave où bientôt nous nous retrouvons au nombre de deux cents personnes environ.

Il est 18 heures. En attendant la « libération », des groupes de discussion se forment, ce sont déjà les comités d’action. »

Voici un autre témoignage :

« Je passais boul’Mich, vers 18 heures, arrivé à proximité d’un cordon de C.R.S., un gradé m’a sommé de faire demi-tour, ce que je fis sans protester, puis je pris un coup de matraque derrière la tête, puis ils ont chargé sur les quelques personnes, dont moi, qui étaient boul’Mich, après quoi je fus emmené au poste jusqu’à une heure du matin pour un contrôle d’identité, après m’avoir copieusement injurié et menacé, je pus enfin regagner mon hôtel.

Le lendemain je fus voir un médecin puis à l’Hôtel-Dieu pour des radios. Depuis ce jour, j’ai des migraines et des saignements de nez.

J’ai essayé de déposer une plainte au commissariat d’où je fus éjecté très incorrectement. »

Un autre témoignage :

« Le vendredi 3 mai, des brigades de C.R.S. ont chargé sur tous les gens qui se trouvaient dans les rues, sans faire aucune distinction entre les manifestants et les non-manifestants. Ils ont notamment matraqué un jeune motocycliste.

« Ces faits ne sont sans doute pas parmi les plus marquants, mais je tiens tout de même à vous en faire part, car je ne peux oublier les cris des blessés de cette nuit tragique.  »

Un autre encore :

« L’un des gardes s’en prit à une jeune fille blonde, vêtue d’un tailleur bleu marine, qui s’était réfugiée sous un porche, près du cinéma « le Latin ». Il la matraqua sauvagement (dix à vingt coups violents sur la tête et le cou).

La jeune fille, chancelante, tituba jusqu’au banc qui se trouve devant le cinéma et s’écroula sans connaissance.

L’ambulance que l’on avait appelée immédiatement n’est arrivée qu’une heure plus tard. La jeune fille n’avait pas repris connaissance. Si la jeune fille vit encore et si elle souhaite porter plainte, nous sommes prêts à lui apporter notre témoignage. »

Un témoignage encore :

« Je remontais le boulevard Saint-Michel, avec dans les bras un enfant d’un an, il était environ 18 h – 18 h 30, je me suis trouvée prise dans la manifestation, je n’ai reçu aucun coup de la part d’étudiants, mais presque au niveau de la place de la Sorbonne, il y a eu une charge de C.R.S. qui matraquaient les passants sans discrimination, exemples : une vieille femme, une jeune maman ont reçu des coups. J’ai reçu un coup de matraque, le bébé caché sous ma veste a reçu aussi un choc qui a laissé un « bleu ».

Devant le café du Départ, j’ai vu à 20 h 30, le même jour, un motocycliste arrêté et matraqué par un policier qui disait « circulez-circulez ». Un monsieur âgé s’interpose « ne le battez pas, il n’a rien fait, il arrive, il ne manifeste pas. » Le monsieur est frappé par un premier C.R.S., se protège la figure, un second C.R.S. intervient et frappe : « Ça vous apprendra à toucher à mon camarade. » La femme du monsieur crie, pleure : « Ne le battez pas comme cela, laissez-le » ; elle est battue également, presque évanouie. »

Un autre témoignage encore, d’une personne de nationalité suisse :

« Je me trouvais place Edmond-Rostand, isolé sur le trottoir à l’angle du boulevard Saint-Michel lorsqu’un agent de la force publique, casqué et matraque en main, m’a frappé sur la tête à coups de matraque malgré mes vives protestations alléguant que j’étais un touriste, puis m’a intimé l’ordre de déguerpir.

J’obtempérai en descendant vers l’Odéon, mais un commando d’une dizaine de C.R.S. remontait sur le même trottoir.

Le premier policier leur cria en me désignant :  Tapez-lui dessus ! Tapez-lui dessus !

Je tentai de m’effacer pour les laisser passer, mais six ou sept d’entre eux m’assaillirent et me frappèrent sauvagement à la tête à coups de matraque et à coups de pied au bas du corps. Je réussis à m’enfuir, le nez ensanglanté. 

Je vis notamment un jeune couple et un noir qui passaient simplement rue Cujas, qui furent conduits dans un car stationné devant la place de la Sorbonne, par la rue de la Sorbonne, les bras tordus derrière le dos et à coups de matraque, le noir recevant deux fois plus de coups que les autres. »

Un dernier, soulignant le racisme :

« Le vendredi 3 mai, voulant me rendre au cinéma, je descendais la rue Cujas vers 19 h 30 et je regardais les manifestations, très calmement ; un autre individu regardait aussi, très calme également ; à un moment, la force de l’ordre nous enjoignit de remonter la rue Cujas. Nous le fimes très lentement et un agent des forces de l’ordre, avisant un curieux, assez grand, légèrement basané et coloré, le bouscula puis lui appliqua un violent coup de matraque avec ces mots : « Tiens, voilà pour toi, l’Arabe ».

Deux jeunes hommes blancs, un noir et une jeune fille se sont enfuis vers la rue Cujas. Au coin de la rue Cujas et de la rue Victor-Cousin, il y avait des forces de police. Elles les ont interpellés, les ont pris par le col et jetés dans le car. Le jeune homme noir a été tout de suite jetés dans le car. Le jeune homme noir a été tout de suite frappé, tiré par terre jusqu’au car où il est jeté aussi. Ensuite, on a entendu le bruit de matraques en frappant. Après ils sont partis. »