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Culture

Joy Division : « Unknown Pleasures » (1979)

Avec sa pochette représentant les ondes captées par un pulsar – une étoile encore très peu définie du point de vue astronomique – le premier album de Joy Division, en 1979, reflète bien un son très froid, un démarche très tendue, une aura mystérieuse portée par le chanteur, Ian Curtis, qui se suicidera dès 1980, à 23 ans.

Cet album, un très grand classique unanimement acclamé par la suite sera d’ailleurs le seul sorti de son vivant, Closer sortant peu après sa mort. Sa particularité est de synthétiser, après une période initiale punk sous le nom de Warsaw, tout une vaste culture musicale assemblant The Doors et le Velvet Underground, Iggy Pop et David Bowie, ainsi que Can, Neu et Kraftwerk.

Cela donnera ce qu’on appelle la cold wave, une musique froide ; Unknown Pleasures est ainsi dérangeant et sépulcral, mais l’énergie punk qui s’en dégage fait qu’on s’arrache à la tristesse qui est pourtant présentée et maintenue à travers tout une atmosphère musicale à la fois oppressante et engageante.

On a quelque chose de sérieux et de haut niveau, mais de parfaitement accessible et sans complaisance, reflétant parfaitement la capacité d’implication culturelle dans un groupe entièrement composé de lads anglais, avec les attitudes de voyous et le refus de l’école allant avec.

Ian Curtis sera d’ailleurs marié et aura un enfant à moins de 20 ans, son couple habitant à plusieurs reprises chez ses grands-parents.

Si l’on ajoute à ce panorama ouvrier de Manchester les crises d’épilepsie de Ian Curtis et la qualité des autres musiciens (qui par la suite formeront New Order), on obtient une musique aussi puissante qu’elle est sombre, aux paroles profondément romantiques et désabusés.

Ces paroles, d’un excellent niveau poétique et faisant de chaque chanson un bijou de psychologie s’accordant avec l’atmosphère musicale très froide, témoignant à la foi d’un grand désordre interne, d’un désarroi personnel, d’un regard psychologique acéré, donnent une dimension particulière à Joy Division et en particulier à Unknown Pleasures, comme lorsque sont chantées les paroles « C’était moi, m’attendant / Espérant quelque chose de plus / Moi, me voyant cette fois / Espérant quelque chose d’autre ».

Selon qu’on se tourne davantage vers l’esthétisation du spleen ou la rage subjective s’y arrachant en l’exprimant, on trouvera Joy Divison de toutes façons romantique, mais plutôt sordide et fascinant, ou bien puissant et formant une critique froide d’une vie quotidienne terriblement bornée.

Le nom du groupe reflète cette nature contradictoire, ou ambiguë, selon, puisqu’il s’agit des femmes juives prostituées de force par les nazis telles que raconté dans le roman The House of Dolls de Ka-Tsetnik 135633, soit prisonnier du camp de concentration (KZ) 135633, pseudonyme du survivant de la Shoah Yehiel De-Nur.

D’autres références littéraires de l’album sont J. G. Ballard, William S. Burroughs, témoignant d’une fascinant certaine pour l’enivrement dans le morbide de la part de Ian Curtis, les chansons témoignant cependant d’une grande tentative de sortie de la torpeur, de l’angoisse, avec une grande agressivité expressionniste.

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Réflexions

L’image de poète tourmenté et de son rapport au suicide

L’image de poète tourmenté, de l’artiste mort avant trente ans sont autant de fascinations morbides portées et entretenues par notre société. Il y a l’idée qu’il faut souffrir pour ressentir véritablement le monde qui nous entoure, comme une déformation de la célèbre citation de Rimbaud :

« Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. »

Chez Rimbaud la démarche est active, même s’il n’a pas réussi à prolonger le tir, et d’ailleurs il dit que n’importe qui peut être « voyant ». Dans l’image du poète torturé ayant souffert, la démarche est complètement passive : tout repose sur ce passé érigé un outil de production artistique.

Cela rejoint l’idée d’un certain génie, inné, chez certaines personnes : si des heures et des années de travail méthodique ne permettent pas de devenir un Baudelaire, un Nick Drake, un Ian Curtis, un Kurt Cobain, etc. alors leur talent doit tomber du ciel. Et si l’on ne croit pas à un Dieu tout puissant et capricieux, on se réfugie dans le parcours et l’histoire individuels.

Prenons l’exemple du fabuleux Nick Drake. Né en 1948 en Birmanie de parents anglais, il est vite de retour en Angleterre où il vivra jusqu’à sa mort en 1974. Issu d’un milieu aisé, il vit une vie d’anglais des pavillons au sein d’une famille cultivée et libérale (dans le bon sens du terme).

Tous ses proches l’ont décrit comme une personne joyeuse, avec ses hauts et ses bas comme tout le monde.

Un garçon sensible qui aura du mal à trouver sa place dans l’Angleterre d’après-guerre. Il n’aura ni une vie de misère, ni une enfance traumatisante.

Sur le plan artistique, il compose un premier album prometteur en 1969, un second plus riche et travaillé sur le plan musical en 1971 et un dernier album dépouillé, presque minimaliste, en 1972. Ses œuvres ne connaîtront un succès qu’après sa mort, lorsque d’autres artistes le citeront comme une de leurs références majeures (comme Robert Smith du groupe The Cure).

Et c’est à l’âge de 26 ans, dans la nuit du 24 au 25 novembre 1974, que Nick Drake meurt d’une overdose d’amitryptyline – un antidépresseur. Il n’en fallait pas plus pour fabriquer de toute pièce une image du poète torturé.

Est-ce que ses chansons sont des hymnes à la joie à la fois niais et naïfs ? Non. Doit-on le considérer comme un artiste tourmenté pour autant ? Certainement pas. Il y a la mélancolie, mais pas la dépression. Un certain désenchantement traverse son œuvre, c’est vrai. Est-ce suffisant pour décréter que Nick Drake était un artiste au bord du suicide dès 1969 ? Aucune écoute honnête de son œuvre ne le permet.

A l’exception des toutes dernières années de sa vie, Nick Drake n’était pas une personne rongée par la dépression. Être fasciné de la sorte par cet immense poète est une insulte envers sa mémoire, son œuvre et ses proches.

Doit-on être soit dépressif, soit en extase permanente ? N’y a-t-il pas des moments de vides, de flottements, de doute, de deuils dans les vies des chaque personnes ? N’y a-t-il pas de place pour la mélancolie pour de nombreuses personnes qui cherchent une place dans nos sociétés ?

« Très bien nous dira-t-on, mais qu’en est-il d’artistes réellement dépressifs, voire suicidaires ? Les textes de Joy Division évoquent souvent le suicide, à demi-mot. Qu’en penser ?»

Nous dirons que s’ils ont réussi à atteindre un tel niveau malgré la maladie, il faut imaginer ce qu’ils auraient pu produire sans. Car il faut dire les choses telles qu’elles sont : la dépression, les pensées suicidaires et les (tentatives de) suicides n’ont rien de beau. Elles ne produisent rien : elles ne font que détruire des vies.

On ne peut pas accepter la moindre fascination, la moindre complaisance envers tout ce qui brise des vies de la sorte. C’est une question de civilisation. Nous voulons des artistes entiers et sensibles qui parviennent à retranscrire une époque et son atmosphère avec toujours plus de finesse, toute la densité de la sensibilité personnelle.