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Guerre

L’Italie parle de 3e guerre mondiale et achète 700 missiles avec la France

Une incroyable provocation.

Le 24 janvier 2023 au Conseil de l’Europe à Strasbourg, la ministre allemande des Affaires étrangères, Annalena Baerbock, a exprimé sa volonté d’unir tous les partenaires européens en affirmant que :

« Nous menons une guerre contre la Russie, pas les uns contre les autres. »

Le 27 janvier 2023, le ministre français des armées Sébastien Lecornu était à Rome pour rencontrer son homologue italien Gudio Crossetto.

Ce dernier a profité de cette occasion, lors de la conférence « Perspectives européennes pour une défense commune », pour se mettre à parler de la « troisième guerre mondiale », expliquant que :

« Cela commencerait au moment où les chars russes arriveraient à Kiev et aux frontières de l’Europe. Ne pas les laisser venir est le seul moyen de l’arrêter. »

On voit très bien comment le curseur a changé. On est passé de l’Ukraine ne doit pas perdre à la Russie doit être défaite. C’est un fait très clair : la France est un pays en guerre. Nous faisons la guerre à la Russie et l’aspect principal est de s’y opposer !

Rappelons que le gouvernement italien est dirigé par Giorgia Meloni du parti Frères d’Italie, un mouvement d’extrême-Droite auquel appartient le ministre italien de la Défense. Et un tel gouvernement conservateur n’a aucun problème à prôner l’unité dans l’Otan de la même manière que le gouvernement français pourtant lui franchement libéral-social.

Sébastien Lecornu a de son côté totalement convergé avec son homologue et parlé de la « poursuite du soutien militaire à l’Ukraine » avec un « nouvel agenda d’aide » et des « actions pour renforcer l’économie de guerre ».

Les ministres français et italien ont également conclu, semble-t-il car évidemment rien n’est jamais franchement public pour ce genre de choses, l’achat de 700 missiles Aster-30 pour deux milliards d’euros.

On parle de missiles sol-air pour le Système sol-air moyenne portée/terrestre (SAMP/T) – Mamba, employé par les deux pays qui ont justement décidé d’envoyer un tel système en Ukraine.

On le comprend : les missiles sont en quelque sorte prévus pour l’Ukraine, soit directement, soit en remplacement de ceux que fourniraient les deux pays.

Cette image de mauvaise résolution est le seul document officiel au soir de la rencontre

Chaque jour qui passe, l’escalade se renforce. L’opinion publique est travaillée au corps, tout est fait pour que lorsque le drame militariste va franchement s’enclencher, les gens se disent que c’est dans l’ordre des choses.

Le camp anti-guerre est inexistant, même les jeunes contestataires préfèrent parler de retraites que de se concentrer sur le sort du monde.

Il n’y a plus aucun sens de l’Histoire. La France, corrompue par le capitalisme, heureuse de son statut de grande puissance et de son niveau de vie, est simplement devenue un simple appendice de la superpuissance américaine.

L’état de sidération va être d’autant plus catastrophique en 2023, car dans tous les cas on va monter en gamme, la superpuissance américaine comptant empêcher la superpuissance chinoise de lui arracher son hégémonie.

Organisez-vous pour faire face à la guerre !

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Politique

Victoire de Giorgia Meloni, pour un Brexit à l’italienne

Encore une victoire du populisme en Europe.

Ce qui s’est passé en Italie dimanche 25 septembre 2022 est très lisible depuis la France, car c’est exactement ce qui nous attend si tout reste en l’état. Il suffit de s’imaginer Marion Maréchal au pouvoir, à la tête d’une coalition de droite, sur un mode populiste pour une version italienne du Brexit.

Giorgia Meloni, qui a fondé et dirige le parti Fratelli d’Italia (dont le mari de Marion Maréchal est un haut cadre), a mené une coalition également composée par Forza Italia, le parti de Silvio Berlusconi, et la Liga, de Matteo Salvini. En remportant les élections législatives pour la désignation du Parlement (400 députés et 200 sénateurs), elle devient présidente du Conseil italien, c’est-à-dire cheffe du gouvernement italien.

Au soir du 25 septembre, la coalition des Droites obtiendrait entre 111 et 131 sièges, pour seulement 33 à 53 pour la Gauche parlementaire, 14 à 34 pour le Mouvement 5 étoiles, 4 à 12 pour Italia Viva.

Giorgia Melon profite en fait d’un positionnement ferme ces dernières années, ayant été la seule à droite à ne pas participer au gouvernement de Mario Draghi.

Celui-ci, devenu extrêmement impopulaire en Italie, est dénoncé comme une figure technocratique européenne responsable de tous les maux ; il est d’ailleurs l’ancien président de la Banque centrale européenne (de 2011 à 2019).

En raison de la crise, il y a comme partout en Europe un grand rejet de l’Union européenne et un repli nationaliste.

Mais il faut bien voir qu’en Italie, Mario Draghi avait été présenté comme l’homme providentiel devant redresser le pays faisant feu de tout bois ; il était même surnommé de manière pompeuse « super Mario ». Il a donc à son égard une grande amertume dans la population.

C’est que l’Italie n’échappe pas à la crise, bien au contraire. Tout comme la France, le pays est extrêmement endettée, à hauteur du 150% du PIB et surtout a violemment subi la crise sanitaire. Les sommes colossales du Plan de relance européen, dont l’Italie est la principale bénéficiaire en raison de sa situation, n’apaisent aucunement le pays.

Et le problème c’est que, tout comme en France, il n’y a pas en Italie une Gauche démocratique et populaire capable d’organiser la défiance populaire sur un mode rationnel et social. Alors c’est le triomphe des populismes, des critiques en surface, des anti-vaccins, des anti-pass sanitaire, des promesses de retour en arrière à l’age d’or du capitalisme, du repli individualiste, du chauvinisme national, etc.

Giorgia Meloni ne triomphe pas d’ailleurs tant pour ses idées, mais surtout parce qu’elle s’est habilement construite une image alternative à la classe politique italienne, y compris à droite. Le fait qu’elle arrive au pouvoir aux côtés de Silvio Berlusconi, pourtant une figure politicienne incontournable italienne des 30 dernières années, ne change rien à l’affaire, mais en dit long sur le caractère populiste de sa démarche.

On aurait donc tort de chercher de la cohérence chez Giorgia Meloni, ce n’est pas du tout ce à quoi elle sert, ni ce pourquoi elle a été élue. Il s’agit simplement d’une réaction, d’un contre-coup de la crise dans un grand mélange des genres, exactement comme ce qu’a été le Brexit au Royaume-Uni.

Giorgia Meloni est libérale économiquement, elle considère qu’il faut le moins possible freiner les entreprises, mais pour autant elle n’entend surtout pas régler la question de la dette italienne et promeut au contraire l’assouplissement des règles européennes à ce sujet.

Son engagement politique depuis sa jeunesse est marqué par le style fasciste, son organisation elle-même étant la continuité de mouvements politiques fascistes (eux-mêmes totalement disparates), mais elle a choisi comme nom de son mouvement des paroles de l’hymne national italien, à connotation républicaine.

Et si Giorgia Meloni assumait totalement Mussolini dans sa jeunesse, elle explique maintenant qu’il était erroné de la part du fascisme d’écraser la démocratie (en tous cas ce qu’elle considère comme étant la démocratie) pour gouverner.

Il faut également pointer la question de l’OTAN, que Giorgia Meloni défend, s’assumant totalement comme atlantiste, c’est-à-dire prônant l’alignement sur la superpuissance américaine et défendant en ce moment totalement le régime ukrainien contre la Russie. Pourtant, la principale motivation de son succès électoral est justement le rejet de l’Union européenne, équivalent sur les plans politiques et culturels de l’OTAN sur le plan militaire.

On a donc apparemment un nationalisme italien… aligné sur la superpuissance américaine. En fait, comme Marion Maréchal, Giorgia Meloni est très proche des franges ultra-conservatrices de la Droite républicaine américaine à la Donald Trump. D’ailleurs, elle était aux côtés de Marion Maréchal invitée au Conservative political action conference en février 2018.

Et tous comme Marion Maréchal, Giorgia Meloni est surtout très opposée à la Gauche et ses traditions. Elle propose notamment d’abolir la fête nationale italienne célébrant le 25 avril la Libération lors de la deuxième guerre mondiale.

Et elle profite pour le reste d’une critique facile de la décadence post-moderne et cosmopolite pour séduire les classes populaires sur les thèmes sociétaux : immigration, catholicisme, avortement, gestation pour autrui, union homosexuelle, etc.

C’est l’esprit de l’époque : le nationalisme pro-brexit d’un côté, le cosmopolitisme consommateur de l’autre, le tout précipitant, accompagnant et exprimant la décadence du capitalisme, son triomphe mondial et l’émergence de luttes intestines pour chercher à surmonter la crise en repartageant le monde.

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Culture

Deux films sur la Mafia sicilienne : Au nom de la loi (1949) et Mafioso (1962)

Au nom de la loi (In nome della legge dans son titre original), réalisé par Pietro Germi, est sorti en 1949.

Il raconte l’arrivée dans un petit village de Sicile d’un jeune juge qui va très vite se retrouver confronté à plusieurs obstacles pour pouvoir appliquer la loi et donc de la justice de l’État. 

Ce film à une importance toute particulière dans le cinéma italien puisqu’il s’agit de la première approche par celui-ci du sujet de la Mafia, et en l’occurrence ici de la mafia sicilienne. 

C’est le troisième film de Pietro Germi dont la carrière peut schématiquement se diviser en deux parties : la première assez noire, très marquée par le néoréalisme, faite de polars et de drames sociaux. Et la seconde, à partir de Divorce à l’italienne, où il s’adonne à la comédie, et plus précisément à la “comédie à l’italienne”, avec un humour souvent très grinçant, comportant un lourd arrière plan social ou culturel. 

On retrouve d’ailleurs au scénario, outre Federico Fellini, Mario Monicelli un grand nom de cette comédie à l’italienne.

Pas d’humour ici donc, mais à la place une forte influence du western américain en général, dans l’utilisation de ses décors naturels, dans ses plans d’hommes armés chevauchant dans le désert, et de John Ford en particulier avec la figure de Guido Schiavi, jeune juge à la volonté et à la droiture inébranlable, incorruptible, qui va se retrouver quasiment seul pour lutter à la fois contre la loi de la mafia, contre les notables qui préfère leurs règles à celle de l’État de droit, et au mutisme de la population pris en étau entre la loi du silence de la mafia et la misère social dans laquelle les maintient le Baron Lo Vasto.

Il est d’ailleurs à noter que ce juge ne vient pas de Rome, c’est un Sicilien qui vient de Palerme, ce qui donne d’autant plus de poids à son personnage, de légitimité, notamment dans le portrait assez dur de ce village qui paraît bien loin de la civilisation, avec ses mœurs féodales dont vont essayer de s’extraire deux jeunes amoureux. 

Si le film se montre par certains aspects assez virulent sur la mafia, le portrait qu’il en est fait est parfois un peu ambigu, faisant du parrain local, interprété par Charles Vanel, un homme d’honneur, ce qui sert de contre point au portrait du Baron local, un homme d’affaire véreux et détestable sur tous les plans.

La fin pose également question quant à l’image qui est donnée de la mafia.

Sans la dévoiler, il peut y avoir plusieurs interprétations et explications à celle-ci. 

Soit elle est à prendre dans un sens pessimiste et assez fataliste, ce qui correspondrait très bien au ton du cinéma de genre italien, notamment celui des westerns et des poliziottesco (les polars italiens), des années 60 et 70. Mais il est encore un peu trop tôt. 

Soit il s’agit d’une vision un peu idéaliste d’un individu qui seul pourrait entraver le rouage de tout un système pour le remettre sur le droit chemin, qui serait alors à rapprocher du cinéma de John Ford. 

Il n’est pas impossible que ce soit un peu des deux, une vision assez noire de cette Italie dans laquelle, poussé par le désir de ne pas voir son film bloqué par le système en place en s’en prenant trop frontalement à la mafia (aussi appelé La Piovra, “la pieuvre), Pietro Germi tente d’y insuffler un peu d’espoir quitte à apparaître un peu naïf.

Dans tous les cas le portrait de la Mafia reste à parfaire par de futurs films, elle n’est pas encore ici une organisation reposant sur les grands propriétaires terriens et combattant les syndicats et les prétentions sociales, mais elle est plus présentés comme un tiers parti, comme une réaction à l’abandon de certaines régions reculés de l’Italie, une défense d’une tradition archaïque.

Ça n’en reste pas moins un film important et très beau, tourné en Sicile dont il dépeint la chaleur et la misère accablante, dans un style rappelant le néoréalisme. 

A partir de là de nombreux films italiens traiteront de ce sujet, sous différents angles et dans différents genres, du polar à la comédie en passant par les films-dossiers de Francesco Rosi. 

Parmi tout cela intéressons nous à Mafioso, réalisé par Alberto Lattuada et sorti en 1962, mélange les genres de la comédie (avec une très probable influence du Divorce à l’italienne de Pietro Germi qui se passe en Sicile) et du thriller dans un film assez singulier.

Tout y débute dans une usine de Milan où Nino, qui semble être un contremaître, se voit confier par son patron un paquet à remettre au Parrain local du village d’où est originaire Nino et où il a prévu d’aller passer ses vacances en famille. 

Le ton est alors principalement celui de l’humour, avec ce long voyage qui semble être une véritable aventure pour aller jusqu’en Sicile, et bien porté par Alberto Sordi dans le rôle de Nino, un immense acteur de la comédie à l’italienne. 

Mais très vite un climat un peu malaisant et angoissant va s’installer. Il est d’ailleurs déjà un peu là au départ, lors de la réunion de Nino avec son chef, et ne va faire que grandir tout au long du film. 

Ainsi à peine débarqué en Sicile Alberto Lattuada dresse un portrait très dur, quasiment arriéré du village de Nino, que ce soit dans les mœurs ou par les physiques “moyenâgeux” de certains personnages. 

Il jouera aussi beaucoup sur la contradiction entre cette grande famille sicilienne et la femme de Nino, Marta, une milanaise à la culture opposée. Alberto Sordi se retrouvant à jouer les médiateurs, pour garder la face, son honneur et sa fierté de Sicilien, tout en ménageant son épouse et sa dignité d’homme “civilisé”. 

Si on peut au départ se demander d’où vient le nom du film tant la mafia se fait discrète, loin des chevauchées des hommes d’Au nom de la loi, elle va peu à peu prendre de plus plus en de place et c’est là un des atouts du film, de la faire apparaître discrètement de ci delà, de montrer son influence et ses ramifications dans la vie quotidienne. 

Alberto Lattuada nous présente la Mafia non pas par en haut comme on en a souvent l’habitude dans les films de mafia, mais par en bas, sous sa forme pernicieuse, son emprise à laquelle on n’échappe pas.

Car si le personnage d’Alberto Sordi a pu s’extraire de sa condition de pauvre sicilien en devenant cadre à Milan c’est par l’intermédiaire du Parrain local.

Et aussi loin qu’il soit à présent de cette vie, l’emprise de l’organisation est toujours là, insidieuse et allant crescendo tout au long du film. Et jusqu’à Milan à son travail par l’intermédiaire de son chef sicilien qui lui a remis le paquet. 

Il y a ainsi une certaine fatalité dans le récit à laquelle Nino ne peut se dérober, qui est parfaitement interprété par un Alberto Sordi qui tente de garder le sourire jusqu’au bout, mais un sourire crispé, comme s’il pressentait venir le drame dès le départ. Et c’est aussi très bien amené par la mise en scène, qui va accompagner ce glissement de la comédie au thriller et au drame.

Là où c’est particulièrement intéressant en termes d’écriture et de réalisation c’est qu’il n’y a pas de rupture en deux parties du film, tout se fait de manière fluide et il contient dès le départ les germes de son dénouement. 

On est alors loin du libre arbitre et du destin que chaque individu pourrait se choisir, il s’agit de présenter l’engrenage d’un système qui va peu à peu rattraper Nino. Mais aussi, sans jamais le dire ouvertement, on pressent que c’est ce même rouage qui participe à maintenir dans un état de misère cette Sicile arriérée culturellement. 

Mafioso est donc passionnant car il montre finalement assez peu la Mafia de manière frontale, mais il en dit pourtant beaucoup sur ce qu’elle est réellement, pour le peuple, loin des films de gangsters, le tout dans un mélange de comédie de mœurs et d’analyse très froide de la fracture sociale et culturelle entre l’Italie du Nord et celle du Sud.

Au nom de la loi et Mafioso forme ainsi un diptyque aux regards et aux approches complémentaires sur la Mafia et la vie en Sicile au milieu du siècle dernier et ont probablement eu une influence majeure sur des films tel l’excellent mais fataliste La Mafia fait la loi (1969) de Damiano Damiani qui peut être vu comme un synthèse des deux films avec un officier de police incarné par Franco Nero dans un village de Sicile en proie à la misère et à la corruption, mais où l’idéalisme va se heurter à la réalité d’un système. 

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Guerre

Antonio Gramsci, « Je hais les indifférents »

 » Je hais les indifférents. Je crois comme Friedrich Hebbel que « vivre signifie être partisans ». Il ne peut exister seulement des hommes, des étrangers à la cité. Celui qui vit vraiment ne peut qu’être citoyen, et prendre parti. L’indifférence c’est l’aboulie, le parasitisme, la lâcheté, ce n’est pas la vie. C’est pourquoi je hais les indifférents.

L’indifférence est le poids mort de l’histoire. C’est le boulet de plomb pour le novateur, c’est la matière inerte où se noient souvent les enthousiasmes les plus resplendissants, c’est l’étang qui entoure la vieille ville et la défend mieux que les murs les plus solides, mieux que les poitrines de ses guerriers, parce qu’elle engloutit dans ses remous limoneux les assaillants, les décime et les décourage et quelquefois les fait renoncer à l’entreprise héroïque.

L’indifférence œuvre puissamment dans l’histoire. Elle œuvre passivement, mais elle œuvre. Elle est la fatalité; elle est ce sur quoi on ne peut pas compter; elle est ce qui bouleverse les programmes, ce qui renverse les plans les mieux établis; elle est la matière brute, rebelle à l’intelligence qu’elle étouffe.

Ce qui se produit, le mal qui s’abat sur tous, le possible bien qu’un acte héroïque (de valeur universelle) peut faire naître, n’est pas tant dû à l’initiative de quelques uns qui œuvrent, qu’à l’indifférence, l’absentéisme de beaucoup. Ce qui se produit, ne se produit pas tant parce que quelques uns veulent que cela se produise, mais parce que la masse des hommes abdique devant sa volonté, laisse faire, laisse s’accumuler les nœuds que seule l’épée pourra trancher, laisse promulguer des lois que seule la révolte fera abroger, laisse accéder au pouvoir des hommes que seule une mutinerie pourra renverser.

La fatalité qui semble dominer l’histoire n’est pas autre chose justement que l’apparence illusoire de cette indifférence, de cet absentéisme. Des faits mûrissent dans l’ombre, quelques mains, qu’aucun contrôle ne surveille, tissent la toile de la vie collective, et la masse ignore, parce qu’elle ne s’en soucie pas. Les destins d’une époque sont manipulés selon des visions étriquées, des buts immédiats, des ambitions et des passions personnelles de petits groupes actifs, et la masse des hommes ignore, parce qu’elle ne s’en soucie pas. Mais les faits qui ont mûri débouchent sur quelque chose ; mais la toile tissée dans l’ombre arrive à son accomplissement: et alors  il semble que ce soit la fatalité qui emporte tous et tout sur son passage, il semble que l’histoire ne soit rien d’autre qu’un énorme phénomène naturel, une éruption, un tremblement de terre dont nous tous serions les victimes, celui qui l’a voulu et celui qui ne l’a pas voulu, celui qui savait et celui qui ne le savait pas, qui avait agi et celui qui était indifférent. Et ce dernier se met en colère, il voudrait se soustraire aux conséquences, il voudrait qu’il apparaisse clairement qu’il n’a pas voulu lui, qu’il n’est pas responsable.

Certains pleurnichent pitoyablement, d’autres jurent avec obscénité, mais personne ou presque ne se demande: et si j’avais fait moi aussi mon devoir, si j’avais essayé de faire valoir ma volonté, mon conseil, serait-il arrivé ce qui est arrivé ? Mais personne ou presque ne se sent coupable de son indifférence, de son scepticisme, de ne pas avoir donné ses bras et son activité à ces groupes de citoyens qui, précisément pour éviter un tel mal, combattaient, et se proposaient de procurer un tel bien.

La plupart d’entre eux, au contraire, devant les faits accomplis, préfèrent parler d’idéaux qui s’effondrent, de programmes qui s’écroulent définitivement et autres plaisanteries du même genre. Ils recommencent ainsi à s’absenter de toute responsabilité. Non bien sûr qu’ils ne voient pas clairement les choses, et qu’ils ne soient pas quelquefois capables de présenter de très belles solutions aux problèmes les plus urgents, y compris ceux qui requièrent une vaste préparation et du temps. Mais pour être très belles, ces solutions demeurent tout aussi infécondes, et cette contribution à la vie collective n’est animée d’aucune lueur morale; il est le produit d’une curiosité intellectuelle, non d’un sens aigu d’une responsabilité historique qui veut l’activité de tous dans la vie, qui n’admet aucune forme d’agnosticisme et aucune forme d’indifférence.

Je hais les indifférents aussi parce que leurs pleurnicheries d’éternels innocents me fatiguent. Je demande à chacun d’eux de rendre compte de la façon dont il a rempli le devoir que la vie lui a donné et lui donne chaque jour, de ce qu’il a fait et spécialement de ce qu’il n’a pas fait. Et je sens que je peux être inexorable, que je n’ai pas à gaspiller ma pitié, que je n’ai pas à partager mes larmes. Je suis partisan, je vis, je sens dans les consciences viriles de mon bord battre déjà l’activité de la cité future que mon bord est en train de construire.

Et en elle la chaîne sociale ne pèse pas sur quelques uns, en elle chaque chose qui se produit n’est pas due au hasard, à la fatalité, mais elle est l’œuvre intelligente des citoyens. Il n’y a en elle personne pour rester à la fenêtre à regarder alors que quelques uns se sacrifient, disparaissent dans le sacrifice; et celui qui reste à la fenêtre, à guetter, veut profiter du peu de bien que procure l’activité de peu de gens et passe sa déception en s’en prenant à celui qui s’est sacrifié, à celui qui a disparu parce qu’il n’a pas réussi ce qu’il s’était donné pour but.

Je vis, je suis partisan. C’est pourquoi je hais qui ne prend pas parti. Je hais les indifférents.

Antonio Gramsci, 11 février 1917″

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Politique

La France compte expulser dix Italiens pour « terrorisme »

C’est une mise en scène pour renforcer la vision dominante du monde.

Il existe une tradition française, dénommée la « doctrine Mitterrand« . Elle vise à accueillir en France des gens relevant de la Gauche italienne ayant fait le choix de la lutte armée dans les années 1970-1980, en échange d’un arrêt de la politique. L’Italie a alors feint de protester mais cela l’arrangeait beaucoup que ses « rebelles » disposent d’une porte de sortie individuelle, alors que 10 000 personnes avaient à faire à la justice pour des activités de « terrorisme ».

L’organisation la plus célèbre et la plus large était alors les Brigades Rouges, qui opérèrent par la suite en 1982 une « retraite stratégique » en tant que « Brigades Rouges pour la construction du Parti Communiste Combattant ». Les Brigades Rouges avaient la même idéologie que la « Gauche Prolétarienne » française, qui de son côté passa dans le populisme avant de se dissoudre.

L’État italien est extrêmement strict pour tout ce qui est en rapport avec les Brigades Rouges, au point qu’il existe l’acte d’accusation de « bande armée sans armes ». Les Brigades Rouges sont un tabou absolu, même si depuis quelques années, alors que le pays bascule dans une vague réactionnaire populiste, c’est un thème régulier des médias à l’occasion de rappels d’événements historiques.

Dans ce cadre, l’État italien est revenu à la charge en demandant à la France d’extrader 200 personnes. La France vient de céder au sujet de dix personnes, en prétextant qu’elles seraient liées à des « crimes de sang » et donc non concernées par la doctrine Mitterrand. Ce qui est un non-sens puisque on parle ici de lutte armée de toutes façons…

En pratique, ces gens servent de symbole répressif plus qu’autre chose, puisqu’on parlent de gens insérés en France depuis plusieurs décennies, de manière ouverte, sauf pour Raffaele Ventura, Maurizio Di Marzio et Luigi Bergamin qui sont en fuite. Les sept autres sont Marina Petrella, Giovanni Alimonti, Enzo Calvitti, Roberta Cappelli, Giorgio Pietrostefani, Sergio Tornaghi, Narciso Manenti. Même Nicolas Sarkozy avait refusé d’extrader Marina Petrella en 2008.

Le ministre français de la Justice, Eric Dupond-Moretti, révèle tout à fait la nature idéologique de l’opération en disant :

« Je suis fier de participer à cette décision qui, je l’espère, permettra à l’Italie, après quarante ans, de tourner une page de son histoire, qui est maculée de sang et de larmes (…). Entre 1969 et 1980, cette période qu’en Italie on appelle la période de plomb, ce sont 362 personnes qui ont été tuées par ces terroristes, et 4 490 blessées ».

40 ans après, tourner la page ? La dimension politique est évidente, tout comme l’Élysée assimile la lutte armée italienne au djihadisme :

« La France, elle-même touchée par le terrorisme, comprend l’absolu besoin de justice des victimes. Elle s’inscrit également, à travers cette transmission, dans l’impérieuse nécessité de la construction d’une Europe de la justice, dans laquelle la confiance mutuelle doit être au centre »

Cette affaire n’est de fait rien d’autre qu’une entreprise de guerre psychologique, un moyen de présenter les choses selon un certain angle en ce qui concerne la question du pouvoir. C’est très conforme à une époque de crise où les tensions ne cessent de monter.

Le Monde fournit de manière suivante la biographie des personnes menacées d’extradition :

« Qui sont les sept Italiens arrêtés ?

Marina Petrella

Cette ancienne des Brigades rouges a été condamnée pour le meurtre en décembre 1980 d’un général des carabiniers, ainsi que pour l’enlèvement d’un magistrat en 1982, pour une tentative d’homicide la même année contre un vice-préfet de police de Rome, pour l’enlèvement d’un responsable de la Démocratie chrétienne près de Naples et pour le meurtre de ses deux gardes du corps.

Roberta Cappelli

Cette ancienne brigadiste a été condamnée à la perpétuité, notamment pour « association à finalité terroriste » et pour sa participation à un « homicide aggravé ». Elle est considérée comme responsable du meurtre du général Galavigi en 1980, de celui d’un policier, Michele Granato, en novembre 1979, et d’avoir blessé plusieurs autres personnes.

Sergio Tornaghi

Cet ex-membre des Brigades rouges est accusé notamment du meurtre d’un industriel à Milan, Renato Briano, en novembre 1980, et de celui d’un directeur d’hôpital. Il a été condamné à la perpétuité pour, entre autres, « participation à une bande armée »« propagande terroriste »« attentat à finalité terroriste ».

Enzo Calvitti

Lui aussi membre des Brigades rouges, il a été condamné à une peine de réclusion de dix-huit ans pour des délits d’« association à finalité terroriste » et « participation à une bande armée ».

Giovanni Alimonti

Condamné, entre autres, pour la tentative d’homicide en 1982 d’un vice-préfet de la police de Rome, tout comme Marina Petrella. Il doit exécuter une peine de onze ans et demi de prison, pour « participation à une bande armée » et « association à finalité terroriste ».

Narciso Manenti

Membre des Noyaux armés pour le contre-pouvoir territorial, il a été condamné à la perpétuité pour le meurtre d’un gendarme, Giuseppe Gurrieri, en mars 1979. Réfugié en France, il s’est marié en 1985 avec une Française.

Giorgio Pietrostefani

Cet ancien dirigeant de Lutte continue, un mouvement marxiste ouvriériste, a été condamné à quatorze ans de réclusion pour le meurtre, en 1972 à Milan, de Luigi Calabresi, un commissaire de police.

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Politique

« L’Europe des nations » prônée par Marine Le Pen à Milan

Marine Le Pen participait avec d’autres dirigeants d’extrême-droite européens ce samedi 18 mai 2019 au grand meeting de campagne de Matteo Salvini, à Milan. Tout l’enjeu de ces élections pour le Rassemblement national, outre le fait d’obtenir un meilleur score que la liste soutenue par Emmanuel Macron, est de parvenir à constituer un large groupe nationaliste au parlement européen. Il s’agit de travailler l’Union européenne depuis l’intérieur et la faire exploser au profit d’alliances entre les nationalismes.

Devant des milliers de personnes rassemblées place du Duomo à Milan, le ministre de l’Intérieur de l’Italie et dirigeant de la très puissante Liga, Matteo Salvini, a réuni les dirigeants de onze autres partis d’extrême-droite européens.

Se sont ainsi succédé avant lui à la tribune Weselin Mareschki de Volya en Bulgarie, Boris Kollár de SME RODINA en Slovaquie, Tomio Okamura du SPD Tchèque, Jaak Madison de l’EKRE en Estonie, Gerolf Annemans du Vlaams Belang en Belgique, Anders Vistisen du Parti du peuple danois, Laura Huhtasaari du Parti des Finlandais, Jörg Meuthen de l’AfD en Allemagne, Georg Mayer du FPÖ en Autriche, Geert Wilders du PVV aux Pays-Bas et, donc, Marine Le Pen du Rassemblement national en France.

Toutes ces organisations sont appelées à rejoindre le groupe parlementaire Europe des nations et des libertés (ENL) de la Liga italienne, du FPÖ autrichien, du Vlaams Belang flamand et de Rassemblement national français, afin de peser ensemble malgré les divergences sur des questions essentielles. Ces divergences sont secondaires dans le cadre du parlement européen puisque ces formations ont toutes le même objectif qui est de saper l’Union européenne au profit de leurs propres nationalismes.

Il a donc été question de lutter contre la Gauche, d’« Europe des nations » s’opposant à l’Union européenne. Marine Le Pen n’a pas été en reste sur ces thèmes, qui forment le cœur de la campagne de la liste du Rassemblement national conduite par Jordan Bardella.

Le « projet » programmatique du Rassemblement national pour les élections européennes est ainsi intitulé « Pour une Europe des nations et des peuples » et consiste en une critique très appuyée du fonctionnement actuel de l’Union européenne. Il y est question de « bilan désastreux », de « fonctionnement opaque, anti-démocratique et punitif » et de renégociation des Traités actuels.

Alors qu’elle avait parlé d’« UERSS » le premier mai dernier, Marine Le Pen a encore appuyé la critique populiste de l’Union européenne ce samedi à Milan, en dénonçant une :

« oligarchie sans repères, sans racines, sans âme, qui nous dirige avec, pour seule ambition, la soumission et la dilution de nos nations » qui « fait souffler sur l’Europe les vents mauvais de la mondialisation sauvage ».

S’il pouvait s’agir il y a quelques années de quitter l’Union européenne, il est considéré maintenant qu’il est plus simple de la renverser de l’intérieur, en s’appuyant sur des alliances avec d’autres pays.

Cela est d’autant plus vrai que le thème de l’« Europe » est important pour ces différents nationalismes, qui appuient leurs propres romantismes nationaux sur l’idée d’une civilisation européennes liée à la chrétienté, ce thème classique de la Droite. La critique de l’Union européenne s’accompagne donc de la mise en avant de ce qui est appelé l’« Europe des nations ».

Marine Le Pen a ainsi expliqué que l’Europe est la « fille d’Athènes et de Rome, de la chrétienté et des Lumières », ou encore « la fille des bâtisseurs du Duomo et de Notre-Dame de Paris, de Léonard de Vinci et de Jeanne d’Arc » et qu’elle « ne trouve sa force, et donc demain sa puissance, que dans les nations qui la composent ».

Ce romantisme pan-européen n’est bien sûr qu’un prétexte pour servir les différents romantismes nationaux : il n’y aura plus d’« Europe » qui tiendra le jour où les différentes alliances s’affronteront, car la tendance est à la guerre.

Les contradictions sont très forte et chacun voudra à un moment tirer son épingle du jeu. Il faut bien voir que les partis présents hier à Milan ont des opinions très divergentes sur la Russie ou encore que la critique de l’Allemagne constitue souvent un thème nationaliste mobilisateur, notamment en France. Il en est de même pour le Royaume-Uni, pourtant « européen », mais dont les forces nationalistes entendent franchement faire bande à part de leurs homologues continentaux, et inversement.

En attendant, la collusion était totale hier entre Marine Le Pen et Matteo Salvini, qui ont la même perspective de puissance indépendante pour leur pays, passant par une alliance avec la Russie.

La dirigeante du Rassemblement national a ainsi « prêté » symboliquement la Marseillaise aux italiens, disant même quelques mots dans leur langue, reprenant le slogan de la Liga « la révolution du bon sens », avant que Matteo Salvini ne lui emboîte le pas en faisant une apparition spectaculaire galvanisant la foule dans la suite directe de sa conclusion :

« Nous vivons un moment historique. Vous pourrez dire à vos petits enfants, « j’y étais ». Un moment que nous attendons depuis longtemps et qui, enfin, se réalise, sous le ciel bientôt bleu d’Italie. Nous voulons vivre en France comme des Français, en Italie comme des Italiens, en Europe comme des Européens. Allons enfants des Patries, le jour de gloire est arrivé ».

L’Europe est traversée par un puissant mouvement de fond populiste, qui prend de plus en plus la forme de nationalismes agressifs et fascisants, dont la Liga et le Rassemblement national sont des fers de lance, avec le FPÖ autrichien ou encore le Fidesz de Viktor Orbán, mais aussi le Brexit au Royaume-Uni, etc.

Le résultat de ces élections européennes, tant en France qu’à l’échelle de l’Union européenne, posera un grand défit à la Gauche, aux gauches de chaque pays : celui d’éviter que l’Histoire ne se répète, en faisant cette fois triompher partout les fronts populaires.

Les gauches italienne et française, de part l’importance des mouvements nationalistes de leur pays menés par Matteo Salvini et Marine Le Pen, ont dans cette perspective une responsabilité historique de la plus haute importance. La Gauche a besoin d’unité, en assumant les traditions historiques du mouvement ouvrier, pour mobiliser en masse face aux nationalismes menaçants. Le Socialisme est le seul rempart possible à la pseudo « Europe des nations », mais réelle « Europe » des nationalismes et de la guerre.

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Les motivations de la « doctrine Mitterrand »

François Mitterrand fit en sorte que des centaines d’Italiens liés à la lutte armée dans leur pays purent « recommencer » leur vie. Les raisons pour cela sont aussi complexes sans doute que la philosophie politique de François Mitterrand, mais on peut y voir à la fois un pragmatisme sécuritaire et un certain romantisme révolutionnaire.

François Mitterrand, une fois devenu président de la République, appliqua des mesures symboliques très fortes. L’une d’entre elles fut l’abolition de la peine de mort, une autre encore fut la suppression de la Cour de Sûreté de l’État, et il faut ajouter dans le domaine juridique la grâce des membres du groupe armé Action Directe alors emprisonnés. L’idée était qu’une sorte de nouvelle ère s’ouvrait, qu’il en était terminé avec le règne d’une Droite dure, brutale, anti-populaire. La Gauche était à l’œuvre et par conséquent, il n’y avait plus d’ennemis à Gauche, il fallait que tout le monde se retrousse les manches.

Lorsque des centaines de membres de groupes armés italiens déboulèrent en France, c’est le même principe qui fut appliqué. La doctrine Mitterrand est simple : pas d’extradition. Pour qu’il y en ait une, il faut qu’il y ait eu crime de sang, que les juges italiens le prouvent et le fournissent aux juges français, qui valideront cela ou pas. Autant dire que c’était en pratique casser toute possibilité en ce sens là. Cela implique également par contre, en échange, que les « réfugiés » en France ne commettent pas d’action illégales et s’intègrent dans la société française.

Officiellement, deux raisons furent invoquées. La première, c’est qu’il y avait un système juridique où les « repentis » échappaient à la prison s’ils fournissaient des informations. Celles-ci étaient-elles vraies ? Il n’était pas considéré par la Gauche française qu’on pouvait se fier à une telle démarche. La seconde raison est que le droit italien ne prévoyait pas qu’un procès réalisé en l’absence du prévenu soit recommencé après son arrestation. Ce n’était pas considéré comme juste.

Il n’était de toutes façons un secret pour personne que, pays de l’OTAN, l’Italie pullulait d’activités des services secrets, de mafias ainsi que de regroupements d’extrême-droite menant toute une série d’attentats, tous ces milieux étant plus ou moins liés. L’Italie était alors vue par tout le monde comme le pays malade de l’Europe dominé par un seul parti, la démocratie-chrétienne contrôlant tout l’État, un État par ailleurs toujours instable, toujours prompt à une justice d’exception, avec toujours la menace d’un coup d’État ou en tout cas d’une situation de rupture.

Le Parti socialiste avait en France tout à fait conscience de cela, notamment Claude Estier, bras droit de François Mitterrand. Hors de question pour la Gauche de se lier à l’administration d’un tel État et de lui faire des chèques en blanc.

Officieusement, deux autres raisons peuvent être fournies. La première, c’est une question pratique. Des centaines de personnes se retrouvant sans papier ni argent en France, avec une expérience de la lutte armée et un haut niveau de culture politique, cela risquait d’aboutir à des regroupements pour se fournir des papiers, des logements, de l’argent, le tout illégalement et avec un fond idéologique révolutionnaire. Les services secrets préféraient évidemment éviter cela, le Parti socialiste et le PCF également.

La seconde raison, c’est tout un romantisme révolutionnaire traversant les couches intellectuelles parisiennes, avec une réelle sympathie pour la Cause des personnes ayant fui l’Italie, un peu considérées, si l’on veut, comme les réfugiés de la guerre d’Espagne. Il était en tout cas plus ou moins considéré comme normal d’aider des gens de Gauche, idéalistes peut-être, mais dans une situation d’infortune. François Mitterrand a ainsi mis en place un système que la République Démocratique d’Allemagne, exactement au même moment, organisait pareillement pour les militants de la Fraction Armée Rouge ouest-allemande souhaitant se « réinsérer ». La RDA, par une décision au plus haut niveau, leur fournit une nouvelle identité, un emploi, un logement, une nouvelle vie.

Officiellement, ce n’est qu’à partir de 1985 que François Mitterrand exprima ouvertement ce que les médias qualifièrent de « doctrine ». En pratique, cela faisait plusieurs années que c’était mis en place. Les « réfugiés » vivaient leur vie, s’insérant dans la société française, et même s’ils éprouvaient pour certains des sympathies ou des accords idéologiques avec la lutte armée continuant en Italie sur un mode bien plus mineur qu’auparavant, ils étaient grosso modo entièrement déphasés. Ils construisirent donc au final une nouvelle vie et, si cela n’avait pas vraiment marché, retournaient dans leur pays une fois leur peine disparue aux yeux du droit italien en raison du temps passé depuis.

Ce processus, qui concerna grosso modo un millier de personnes mais surtout un noyau dur d’une centaine de personnes, se prolongea sur plusieurs décennies ; de moins en moins de personnes furent concernées, jusqu’à finalement une petite quinzaine désormais.

> Lire également : La Gauche française doit défendre la « doctrine Mitterrand » face à la Droite italienne

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La Gauche française doit défendre la « doctrine Mitterrand » face à la Droite italienne

Malgré les heurts diplomatiques très violents avec le gouvernement italien, Emmanuel Macron et son exécutif entendent collaborer ouvertement avec lui pour remettre définitivement en cause la « doctrine Mitterrand ». Le symbole est très fort et consiste en une violente attaque contre la Gauche française.

Emmanuel Macron est un partisan acharné du « et en même temps », ce qui le rend difficile à saisir. Il fait jouer du Daft Punk par l’orchestre militaire le 14 juillet, tout en défendant bec et ongles les chasseurs et leur style suranné. Et s’il dénonce ouvertement le gouvernement italien et son populisme, il le soutient entièrement dans son harcèlement concernant les Italiens réfugiés en France dans les années 1970, 1980, voire 1990.

Ces derniers jours, il est en effet beaucoup parlé de la remise en cause ouverte de la « doctrine Mitterrand », qui accorde un asile politique non-officiel à tous les Italiens qui ont participé aux activités de la Gauche ayant choisi de lutter par les armes dans leur pays et ayant par la suite choisi de refaire leur vie dans le nôtre. À l’époque, le Parti socialiste et la Gauche française avaient, pour de multiples raisons, considéré que c’était un devoir que de protéger ces ex-activistes. Aujourd’hui, la Droite italienne voit un espace pour briser cet obstacle et relancer son harcèlement contre tout ce qui est de Gauche en général.

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Emmanuel Macron et le gouvernement français soutiennent donc cette démarche. Dans une interview au Monde du lundi 18 février 2019, la ministre des Affaires européennes Nathalie Loiseau est explicite :

« Il n’y a aucune raison de s’opposer à une éventuelle extradition (…). Je pense que notre pays a longtemps vécu en sous-estimant le traumatisme qu’a pu être le terrorisme en Italie ou en Espagne et que l’on a traité avec une indifférence, que je ne partage pas, la violence aveugle qui s’est exercée chez certains de nos voisins. »

Le fait de parler de violence aveugle est d’une stupidité ahurissante, surtout après les attentats jihadistes, dont on voit immédiatement qu’ils n’ont rien à voir avec la violence politique des années 1970 et 1980. Il est également intéressant de voir qu’elle mentionne l’Espagne, dont tout le monde sait à Gauche que c’est un pays qui a été très profondément marqué par le franquisme. C’est une volonté de nier que l’Italie et l’Espagne ont une histoire tourmentée… Et ce d’ailleurs jusqu’à aujourd’hui, puisque les responsables indépendantistes catalans viennent de voir leur procès commencer !

Quant à l’Italie, tout le monde sait que ce pays ne s’en sort pas. Et c’est tout de même surprenant : dans ses tourments politiques, le pays est passé de Berlusconi à la Droite la plus assumée, et le gouvernement italien ne se prive pas de dénoncer Emmanuel Macron et le gouvernement LREM… qui soutiennent pourtant les demandes d’extradition !

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On a eu Luigi di Maio, vice-Premier ministre italien, qui en janvier a accusé la France de piller l’Afrique au moyen du franc CFA, en s’appuyant ouvertement sur les arguments du militant d’extrême-droite Kemi Seba, professant un ethno-différentialisme exacerbé et ouvertement antisémite. Et le même, par ailleurs dirigeant du « Mouvement 5 Étoiles » ultra-populiste, est venu début février en déplacement à Montargis, dans le Loiret, comme il l’explique dans un message :

« Aujourd’hui, nous avons fait un saut en France et nous avons rencontré le leader des Gilets jaunes Christophe Chalençon et les candidats aux élections européennes de la liste RIC d’Ingrid Levasseur »

Rappelons que ce Christophe Chalençon parlait encore récemment de groupes para-militaires prêts à rétablir l’ordre dans le pays…

C’est une situation inédite et la France n’a pas moins que rappelé son ambassadeur à Rome, pour la première fois depuis 70 ans, pour « consultations » à Paris, ce qui est en diplomatie un grand signe de protestation. Le communiqué officiel est sans ambiguïtés :

« La France a fait, depuis plusieurs mois, l’objet d’accusations répétées, d’attaques sans fondement, de déclarations outrancières que chacun connaît et peut avoir à l’esprit. Cela n’a pas de précédent, depuis la fin de la guerre. Avoir des désaccords est une chose, instrumentaliser la relation à des fins électorales en est une autre.

Les dernières ingérences constituent une provocation supplémentaire et inacceptable. Elles violent le respect dû au choix démocratique, fait par un peuple ami et allié. Elles violent le respect que se doivent entre eux les gouvernements démocratiquement et librement élus.

La campagne pour les élections européennes ne saurait justifier le manque de respect de chaque peuple ou de sa démocratie. Tous ces actes créent une situation grave qui interroge sur les intentions du gouvernement italien vis-à-vis de sa relation avec la France. À la lumière de cette situation sans précédent, le gouvernement français a décidé de rappeler l’ambassadeur de France en Italie pour des consultations. »

Cela n’empêche donc pas le gouvernement français de répondre favorablement aux pressions de ce même gouvernement au sujet des réfugiés italiens en France. Le ministre de l’Intérieur Matteo Salvini, d’extrême-droite, entend « récupérer » 14 personnes, qui selon lui « boivent du champagne sous la tour Eiffel »… Et le gouvernement français est d’accord pour participer à cette mise en scène de la Droite italienne la plus dure, la plus populiste.

La Gauche française ne peut pas rester passive à moins de se renier. Et cela d’autant plus après l’arrestation au Brésil de Cesare Battisti, qui s’était réfugié là-bas après un long périple depuis la France, qui avait renié sa parole liée à la « doctrine Mitterrand ». Le nouveau président brésilien, de la Droite la plus dure, a immédiatement donné satisfaction au gouvernement italien. Si le gouvernement français s’aligne, cela ne fera qu’appuyer la Droite.

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La « doctrine Mitterrand »

Au début des années 1980, des centaines de personnes ont quitté l’Italie pour se réfugier en France. Elles avaient participé à une sorte de grande vague où une partie de la Gauche avait pris les armes. François Mitterrand, devenu président de la République, appliqua ce qu’on qualifia de doctrine : il n’y aura pas d’extradition dans le cas de la volonté de refaire sa vie.

Ce qu’on appelle la « doctrine Mitterrand » fut mis en place en 1981, dès l’élection de François Mitterrand à la présidence de la république. C’est Louis Joinet, magistrat et conseiller pour la justice et les droits de l’homme du cabinet du premier ministre Pierre Mauroy, qui se chargea d’en formuler les principes. L’un de ses propos d’alors est que « le problème du terrorisme n’est pas tellement comment on y rentre, mais comment on en sort » ; il est à l’origine de l’expression ayant depuis fait florès : « la voie à la pacification ».

Le paradoxe est que cette doctrine n’aboutit à aucune formulation juridique, aucune contrainte légale ; tout était dans la parole donnée. C’était un accord tacite, consistant à dire la chose suivante : qui a fui l’Italie, car il a participé à la lutte armée d’une partie de la Gauche, peut rester en France malgré les condamnations dans son pays. Il ne sera pas extradé, mais à trois conditions : ne pas rester dans la clandestinité et donc choisir de vivre de manière ouverte, ne pas contribuer à la lutte armée en France, ne pas avoir d’accusations de crimes de sang en Italie.

Ce dernier point est ambigu, car pour de multiples raisons et toute une série de motivations, la France ne faisait pas confiance à la justice italienne, du moins quand la Gauche avait un grand poids. Cela changea de ce fait par la suite.

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Ce qu’on appelle la « doctrine Mitterrand » est donc en fait une consigne à l’appareil d’État, depuis les juges jusqu’aux policiers. Elle concerne un millier de personnes, alors qu’en Italie 25 000 personnes s’étaient retrouvées en délicatesse avec la justice.

François Mitterrand avait déjà formulé les traits généraux de la « doctrine » avant même son élection. Il faudra toutefois attendre 1985 pour qu’il la définisse pour ainsi dire publiquement, à l’occasion de la visite de Bettino Craxi, le chef du gouvernement italien. À l’issue de la conférence de Presse commune du 22 février 1985, les propos de François Mitterrand qui sont relatés sont les suivants :

« Les principes d’actions sont simples à définir. Ils sont souvent moins simples à mettre en oeuvre. Il s’agit du terrorisme qui est par définition clandestin ; c’est une véritable guerre. Nos principes sont simples. Tout crime de sang sur lequel on nous demande justice — de quelque pays que ce soit et particulièrement l’Italie — justifie l’extradition dès lors que la justice française en décide. Tout crime de complicité évidente dans les affaires de sang doit aboutir aux mêmes conclusions. La France, autant que d’autres pays, encore plus que d’autres pays, mène une lutte sans compromis avec le terrorisme. Depuis que j’ai la charge des affaires publiques, il n’y a jamais eu de compromis et il n’y en aura pas.

Le cas particulier qui nous est posé et qui alimente les conversations, est celui d’un certain nombre d’Italiens venus, pour la plupart, depuis longtemps en France. Ils sont de l’ordre de 300 environ — plus d’une centaine était déjà là avant 1981 — qui ont d’une façon évidente rompu avec le terrorisme.

Même s’ils se sont rendus coupables auparavant, ce qui dans de nombreux cas est probable, ils ont été reçus en France, ils n’ont pas été extradés, ils se sont imbriqués dans la société française, ils y vivent et se sont très souvent mariés. Ils vivent en tous cas avec la famille qu’ils ont choisie, ils exercent des métiers, la plupart ont demandé la naturalisation. Ils posent un problème particulier sur lequel j’ai déjà dit qu’en dehors de l’évidence — qui n’a pas été apportée — d’une participation directe à des crimes de sang, ils ne seront pas extradés.

Cela je l’ai répété à M. le Président du Conseil tout à l’heure, non pas en réponse à ce qu’il me demandait mais en réponse à un certain nombre de démarches judiciaires qui ont été faites à l’égard de la France. Bien entendu, pour tout dossier sérieusement étayé qui démontrerait que des crimes de sang ont été commis ou qu’échappant à la surveillance, certains d’entre eux continueraient d’exercer des activités terroristes, ceux-là seront extradés ou selon l’ampleur du crime, expulsés. »

François Mitterrand rappellera plusieurs fois cette « doctrine », qui était considérée à Gauche comme quelque chose d’intouchable. Relatons ici ses propos au 65e congrès de la Ligue des Droits de l’Homme, le 21 avril 1985 :

« Prenons le cas des Italiens, sur quelque trois cents qui ont participé à l’action terroriste en Italie depuis de nombreuses années, avant 1981, plus d’une centaine sont venus en France, ont rompu avec la machine infernale dans laquelle ils s’étaient engagés, le proclament, ont abordé une deuxième phase de leur propre vie, se sont insérés dans la société française, souvent s’y sont mariés, ont fondé une famille, trouvé un métier… J’ai dit au gouvernement italien que ces trois cents Italiens… étaient à l’abri de toute sanction par voie d’extradition. »

Dans les faits, l’État français s’adressa directement aux réfugiés italiens, notamment par l’intermédiaire de leurs avocats, surtout le cabinet de Henri Leclerc et Jean-Pierre Mignard, ainsi que celui de Jean-Jacques de Felice et Irène Terrel. Les avocats faisaient passer les noms et il y avait un processus individuel de remise d’une carte de séjour. Celle-ci avait une durée très variable, voire n’arrivait pas du tout, sans pour autant qu’il y ait pour autant un risque d’extradition. Ce processus de « déclaration » fut définitivement réalisé en 1984.

Cela provoqua évidemment une scission parmi les réfugiés politiques italiens, certains soutenant l’initiative au point d’assumer ouvertement une « dissociation » en 1987, comme l’espérait justement Louis Joinet, d’autres revendiquant la reconnaissance politique des affrontements des années 1970 et exigeant une amnistie.

Les réfugiés italiens avaient en tout cas réussi à exercer une pression efficace. L’Italie fit de nombreuses demandes d’extradition de nature « politique » : 5 en 1981, 76 en 1982, 110 en 1984, 38 en 1985, 30 en 1986, 15 en 1987… mais aucune ne fut acceptée. L’État italien, fou de rage, accusa même en 1984 la France de diriger les Brigades Rouges depuis une cellule spéciale à l’Élysée ! De telles accusations délirantes font partie du folklore du droit italien et le rendent d’autant plus dangereux.

En mars 1998, le premier ministre Lionel Jospin confirma encore la « doctrine Mitterrand » aux avocats Jean-Jacques de Felice et Irène Terrel :

« Maîtres, vous avez appelé mon attention par une lettre du 5 février dernier sur la situation de ressortissants italiens installés en France à la suite d’actes de nature violente d’inspiration politique réprimés dans leur pays. Vous avez fait valoir que la décision avait été prise en 1985 par le Président François Mitterrand de ne pas extrader ces personnes qui avaient renoncé à leurs agissements antérieurs et avaient souvent refait leur vie en France. Je vous indique que mon Gouvernement n’a pas l’intention de modifier l’attitude qui a été celle de la France jusqu’à présent. C’est pourquoi il n’a fait et ne fera droit à aucune demande d’extradition d’un des ressortissants italiens qui sont venus chez nous dans les conditions que j’ai précédemment indiquées. »

Seulement, la Gauche perdait toujours plus ses valeurs au cours de ce processus et les coups se révélèrent toujours plus forts, la pression toujours plus grande. Cela se montra en 2002 avec l’extradition de Paolo Persichetti, arrêté à la fin du mois d’août et directement extradé… Alors qu’il avait une fonction d’enseignant à Paris 8, une université basée à Saint-Denis et un bastion de la Gauche !

Et pour souligner encore le scandale que représenta l’extradition de cet ancien membre de l’Union des Communistes Combattants, il faut savoir qu’Edouard Balladur, comme premier ministre, avait accepté de signer le décret d’extradition en 1994, alors qu’il avait été arrêté à la fin de l’année 1993, et que c’est François Mitterrand lui-même qui prit l’initiative de publiquement appeler à sa libération !

Enfin, Paolo Persichetti avait vu son extradition justifiée pour un « crime de sang » : un repenti avait affirmé qu’il avait été l’auteur des coups de feu contre un général. Or, le procès en Italie le lava rapidement de cette accusation, mais le condamna à une lourde peine simplement pour l’appartenance à une « bande armée ».

Son extradition en 2002 était ainsi une attaque directe contre la « doctrine Mitterrand » et les valeurs de la Gauche. Il s’ensuivit, en 2004, l’accord pour l’extradition de Cesare Battisti, gardien d’immeuble et écrivain, qui prit le parti de s’enfuir au Brésil, et en 2007 de Marina Petrella, assistante sociale, que le président de la République Nicolas Sarkozy bloqua finalement.

Surtout, le Conseil d’État remit officiellement en cause la « doctrine Mitterand » en 2005, en niant toute valeur juridique :

« Considérant que, si le requérant invoque les déclarations faites par le Président de la République, le 20 avril 1985, lors du congrès d’un mouvement de défense des droits de l’homme, au sujet du traitement par les autorités françaises des demandes d’extradition de ressortissants italiens ayant participé à des actions terroristes en Italie et installés depuis de nombreuses années en France, ces propos, qui doivent, au demeurant, être rapprochés de ceux tenus à plusieurs reprises par la même autorité sur le même sujet, qui réservaient le cas des personnes reconnues coupables dans leur pays, comme le requérant, de crimes de sang, sont, en eux-mêmes, dépourvus d’effet juridique ; qu’il en va également ainsi de la lettre du Premier ministre adressée, le 4 mars 1998, aux défenseurs de ces ressortissants. »

Cela n’est que du blabla sans intérêt, reflétant simplement le changement de rapport de force politique entre Gauche et Droite.

> Lire également : La Gauche française doit défendre la « doctrine Mitterrand » face à la Droite italienne

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La mort a pondu un oeuf, de Giulio Questi (1968)

La mort a pondu un oeuf (La morte ha fatto l’uovo en italien) est un film de Giulio Questi sorti en 1968. Il s’agit d’un film à part dans l’histoire du cinéma italien, comme l’est par ailleurs son réalisateur, et politiquement et culturellement très intéressant.

La mort a pondu un oeuf, de Giulio Questi (1968)

Giulio Questi est en effet né en 1924 en Lombardie, dans l’Italie du Nord, d’une grande famille petite bourgeoise. En 1943, il prend le maquis pour rejoindre la résistance antifasciste et adhère au Parti communiste italien. Son histoire et son engagement seront au cœur de ses seuls trois longs métrages de fiction.

Après quelques documentaires, collaborations comme scénaristes, et réalisations de segments dans des films à sketches, il fait la rencontre de Franco Arcalli, avec qui il co-écrira ses trois films et à qui il en confiera le montage. Leur premier film, Tire encore si tu peux (Se sei vivo spara), sorti en 1967, est un western spaghetti extrêmement violent, lourde charge contre le capitalisme et écho de son combat contre le fascisme.

Le troisième film, Arcana, très peu connu, est sorti en 1972. Il s’agit un film d’horreur italien, plus particulièrement un film de sorcière prenant place dans une cité HLM qui va être amené à se révolter contre l’ordre établi. Dans ces deux films Giulio Questi utilise le cinéma de genre, très répandu en Ialie, pour développer des thèmes et une vision du monde clairement de gauche.

Dans son second long métrage de fiction, La mort a pondu un oeuf, Questi utilise les codes d’un autre genre extrêmement populaire dans l’Italie des années 60 et qui le sera plus encore dans les années 70 : le giallo.

Le terme giallo a pour origine une maison d’édition italienne qui, à partir des années 30, a publié de nombreux romans policiers de type whodunit (où un des intérêts majeurs est de chercher à démasquer le coupable avant la fin du récit) dans des éditions de couleur jaune (giallo en italien), si bien que la couleur est devenu le terme commun pour désigner ces récits.

Le genre cinématographique giallo reprend cet aspect policier, souvent whodunit, et y ajoute une ambiance teintée d’horreur et d’érotisme, et des meurtres souvent très visuels.

Mario Bava, qui peut être considéré, au coté de Dario Argento, comme le plus célèbre représentant du genre, en a réalisé les deux oeuvres fondatrices : La Fille qui en savait trop (La ragazza che sapeva troppo, 1963) et Six femmes pour l’assassin (Sei donne per l’assassino, 1964).

Giulio Questi et Franco Arcalli en reprennent un certains nombres de codes : le meurtrier aux gants de cuir, l’ambiance à la fois sensuelle et pleine de tension, mais ils les utilisent pour mieux les prendre à contre pied.

L’histoire prend place dans un élevage de poules en pleine mécanisation, puisqu’on comprend que juste avant le début du film quasiment tous les ouvriers ont été licencié pour être remplacé par des machines. Au sein de l’usine se trouve également un laboratoire expérimentale de modification génétique.

L’élevage appartient à Anna (interprété par Gina Lollobrigida) et est en partie géré par son mari Marco (Jean-Louis Trintignant) que l’on découvre dès le début du film dans le rôle d’assassin de prostitués. Habite avec eux Gabri (Ewa Aulin), leur jeune cousine orpheline que le couple a recueillie et qui est l’héritière directe.

Ce cadre bourgeois, associé à des scènes au sein du comité d’entreprise, et du Syndicat des éleveurs, va être l’occasion pour Giulio Questi de dénoncer cette bourgeoisie et le capitalisme industrielle.

Le cynisme du capitalisme y est frontalement attaqué : la vie, qu’elle soit humaine (les ouvriers) ou animale (les poules), n’a plus de valeur face à la recherche de rentabilité, surtout en temps de crise.

L’absence de toute morale se répercute ainsi dans la science ici mise au service des intérêts de l’industrie agroalimentaire avec la création par modification génétique de monstruosité : des poules sans ailes ni tête, où tout peut être consommé pour une rentabilité maximale.

Questi s’en prends également au moeurs décadent de cette bourgeoisie, notamment lors de la mise en scène d’une soirée où une pièce est vidée de tous ses éléments pouvant rappeler un quelconque passé et où vont s’y enfermer tour à tour des « couples » d’un soir pour vivre une expérience inédite.

Il est à noter que le film, lors de sa sortie, a très rapidement été amputé d’une vingtaine de minutes pour coller au format télévisuel de l’heure et demi. Ainsi des scènes mettant en scène un ami de Marco, devenu amnésique en raison d’électrochoc, ont été supprimé.

La restauration du film il y a quelques années a permis de rajouter certaines de ces scènes où le passé, cherché inlassablement par ce personnage pour pouvoir se reconstruire, prend une place importante dans les thèmes du film. Il n’existe ni présent ni futur sans passé. C’est par le personnage de Marco que l’on découvre toutes ces scènes, qui semble le mener à sombrer peu à peu dans la folie.

Sentiment renforcé par le montage et la bande-son du film très expérimental, saccadé, stridente, malaisante, où l’on perd parfois la notion de ce qui relève de la réalité ou du rêve.

Le visionnage du film est d’ailleurs parfois compliqué, comme il est compliqué pour Marco de faire face à cette réalité. Notamment lors de cette scène horrible à l’usine où il se retrouve face aux massacres des poules que l’on pourrait croire tout droit sorti d’un documentaire sur l’exploitation animale… Ou lorsqu’il découvre l’horreur des modifications génétiques.

De tout cela se dégage une ambiance malsaine et décadente avec de nombreuses images fortes comme celle de Anna posant pour un photographe avec un poule morte et déplumé.

Tout ceci ne peut mener qu’à la déshumanisation et c’est justement le propos de Questi. Il voulait d’ailleurs que la violence de son film soit suffisamment forte pour choquer et faire céder le cynisme.

Le tout se retrouve étonnamment contrasté par quelques rare séquences poétiques, se déroulant à la campagne, dans la nature, où l’amour tente de survivre au milieu de tout cela, où Marco tente d’échapper à ce monde. Le film n’en reste pas moins évidemment très noir et désespéré, sans réelle lueur d’espoir.

C’est ainsi un film intéressant par son propos, mais aussi par son positionnement purement formel, puisqu’il s’appuie sur les bases d’un cinéma d’exploitation, pour en faire une œuvre puissante, qui prend le contre pied du genre dans un superbe twist final, le tout enrobé par une mise en scène et un montage que l’on peut rapprocher des expérimentations d’un Jean Luc Godard de la Nouvelle Vague.

Si l’on va plus loin que la question de la forme, et qu’on part d’une mise en perspective sur une base positive, artistique, il va de soi que l’orientation générale du film tend à l’expressionnisme, au pessimisme, au nihilisme, et qu’il reste ainsi totalement lié à l’Italie de l’époque, annonçant des œuvres comme la bande dessinée Ranxerox.

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La Casa de Papel et la chanson Bella Ciao

Avant-hier la chaîne de streaming Netflix mettait en ligne la deuxième partie de la série La casa de Papel. Arrivée discrètement en décembre sur la plateforme, elle a connu un très grand succès en février et mars, particulièrement en France, arrivant en tête de plusieurs classements.

La série a déjà été diffusée en entier en Espagne, son pays d’origine. C’est l’histoire d’une bande de malfrats qui mène un casse avec des prétentions sociales, illustrées par la chanson Bella Ciao présente à différentes reprises.

Ils investissent pendant une semaine la Maison Royale de la Monnaie d’Espagne à Madrid pour imprimer leur propre butin. Ils séquestrent et maltraitent des otages, y compris des adolescents, en les forçant à travailler pour eux.

La série emprunte beaucoup à la dramaturgie du huis-clos, sans en être un, et porte ainsi un intérêt tout particulier à la psychologie des personnages. Ils ne sont cependant pas des figures typiques, mais plutôt des portraits caricaturaux de différentes personnalités, surjoués psychologiquement. On est loin d’un film comme A dog’s day Afternoon (Un après-midi de chien) de Sidney Lumet (1976), qui traite globalement du même thème, dans un quasi huis-clos également. Autre époque, autre niveau.

L’histoire est somme toute très banale, c’est un énième “casse du siècle”, avec un plan prévu au millimètre qui connaît finalement quelques accros. Les rebondissements sont nombreux, mais systématiquement résolus par le “professeur”, dont le profil rappel aisément celui de l’ignoble Walter Walt dans Breaking Bad.

Le scénario est finalement très niais avec des rebondissements tirés par les cheveux. Le cœur de l’intrigue est la liaison qu’entretient le meneur du braquage (qui agit depuis l’extérieur) avec la cheffe des opérations du côté de la police (qui se jette dans les bras d’un inconnu et lui présente sa famille en moins d’une semaine).

Un des moments les plus absurdes est celui où l’une des héroïnes, après avoir été arrêtée puis s’être échappée, s’introduit à nouveau dans le bâtiment à l’aide d’une moto-cross sous les yeux de la police tenant le siège. C’est digne d’un mauvais film d’action des années 1990.

Les personnages évoquent souvent ce qu’ils vont faire après les douze jours de production de monnaie, s’acheter une île est l’idéal central. Il s’agit de se mettre à l’aise jusqu’à la fin de sa vie. Leur braquage est motivé par l’enrichissement personnel et l’adrénaline avec la figure mythique du génie calculateur pour permettre cela.

On peut donc se demander au nom de quoi le morceau emblématique Bella Ciao, dont voici les paroles, vient appuyer à multiples reprises ce scénario.

Una mattina mi sono alzato
O bella ciao, bella ciao, bella ciao ciao ciao
Una mattina mi sono alzato
E ho trovato l’invasor
O partigiano portami via
O bella ciao, bella ciao, bella ciao ciao ciao
O partigiano portami via
Ché mi sento di morir
E se io muoio da partigiano
O bella ciao, bella ciao, bella ciao ciao ciao
E se io muoio da partigiano
Tu mi devi seppellir
E seppellire lassù in montagna
O bella ciao, bella ciao, bella ciao ciao ciao
E seppellire lassù in montagna
Sotto l’ombra di un bel fior
Tutte le genti che passeranno
O bella ciao, bella ciao, bella ciao ciao ciao
Tutte le genti che passeranno
Mi diranno: che bel fior
E quest’è il fiore del partigiano
O bella ciao, bella ciao, bella ciao ciao ciao
Quest’è il fiore del partigiano
Morto per la libertà.
Un matin, je me suis levé
O bella ciao, bella ciao, bella ciao ciao ciao
Un matin, je me suis levé,
Et j’ai trouvé l’envahisseur.
Hé ! partisan emmène-moi
O bella ciao, bella ciao, bella ciao ciao ciao
Hé ! partisan emmène-moi,
Car je me sens mourir
Et si je meurs en partisan
O bella ciao, bella ciao, bella ciao ciao ciao
Et si je meurs en partisan,
Il faudra que tu m’enterres.
Que tu m’enterres sur la montagne
O bella ciao, bella ciao, bella ciao ciao ciao
Que tu m’enterres sur la montagne,
À l’ombre d’une belle fleur
Et les gens qui passeront
O bella ciao, bella ciao, bella ciao ciao ciao
Et les gens qui passeront
Me diront « Quelle belle fleur »
C’est la fleur du partisan
O bella ciao, bella ciao, bella ciao ciao ciao
C’est la fleur du partisan
Mort pour la liberté

La chanson Bella Ciao est une chanson paysanne qui s’est popularisée au sein de la résistance antifasciste italienne durant la seconde guerre mondiale. Elle est devenue par la suite un hymne repris par les mouvements populaires européens, notamment lors des soulèvements de 1968 en France ou dans les années 1970 en Italie.

Dans le dernier épisode de la première partie diffusée sur Netflix, un flashback de la veille du début du braquage montre « le Professeur » avec son bras droit « Berlin » autour d’un dernier repas, le professeur dit : « Nous sommes la résistance, non? » et il commence à entonner Bella Ciao.

En voix off, « Tokyo » la narratrice, explique au spectateur que « La vie du Professeur tournait autour d’une seule idée : résister. » Et on y apprend que son grand-père avait résisté contre le fascisme en Italie.

On a donc un élément de l’héritage historique de la gauche qui est mis en avant, et ce à plusieurs reprises.

Mais contre qui résistent les braqueurs ? Sont-ils comme les maquisards braquant 2 milliards dans un train à Périgueux en juillet 1944 pour financer la lutte contre l’occupant nazi ? Certainement pas.

Mais dans le contexte actuel il peut sembler au spectateur que leur entreprise est une forme de pied de nez au « système ». C’est d’ailleurs le discours qui est tenu en arrière plan, avec des références à l’aspect subversif qu’aurait le fait d’imprimer sa propre monnaie avec les machines de l’État.

Sur fond de crise économique en Espagne, le “professeur” critique par exemple la Banque Centrale Européenne ayant injecté des liquidités dans les banques privées. Sauf que cela n’est qu’un aspect technique, et ne change pas grand-chose à la réparation des richesses dans la société.

Prétendre pour sa part qu’ils ne volent personne sous prétexte qu’ils créent leur propre monnaie est d’une absurdité sans nom. Les banques passent leur temps à créer de la monnaie par le biais du crédit, c’est même leur rôle majeur, et cela n’a aucun rapport. En imprimant leurs propres billets, les malfaiteurs s’approprient de manière unilatérale une partie de la  valeur des marchandises en circulation dans la société. Cela n’est ni plus ni moins que du vol, un braquage comme un autre.

Mais cela correspond à la vision « anti-système », cette apparente révolte individuelle qui est actuellement très en vogue dans la jeunesse populaire, par le biais du rap entre autre.

Il ne faudrait plus se révolter, il faudrait « niquer le système » en devenant soi-même un bourgeois par une voie illégale, se donnant l’illusion de changer les choses « de l’intérieur ». Ce n’est pas un hasard si les braqueurs ont un uniforme avec un masque de Dali, qui est bien plus une référence au pseudo-mouvement Anonymous qu’à la peinture surréaliste espagnole, même si le côté transgressif est bien sûr mis en avant également.

C’est ainsi que les attitudes mafieuses sans aucune proposition politique sont mises en valeur dans la population, comme avec la série Narcos qui a rencontré elle aussi un grand succès. Ce type de mentalité rejetant la construction collective est ce qui contribue au pourrissement de la société.

La mise en parallèle du patrimoine partisan qu’amène Bella Ciao avec un banditisme détaché de toute action politique est donc une insulte à l’héritage des personnes de Gauche qui veulent défendre des positions historiques authentiques à travers la lutte des classes et non la fuite en avant individuelle.

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Le roman « Kaputt » de Curzio Malaparte

Kaputt de Curzio Malaparte est une œuvre d’une valeur inestimable, parce qu’elle s’appuie sur une expérience particulièrement concrète, alliée à une remise en cause existentielle.

On connaît cela avec les grands écrits de la première guerre mondiale, Le feu du Français Henri Barbusse et À l’Ouest, rien de nouveau de l’allemand Erich Maria Remarque. Ces écrits relatent la désillusion terrible vécue au front par des gens ayant pourtant choisi d’y aller.

Kaputt relate un événement existentiel similaire. L’Italien Curzio Malaparte est un homme brillant intellectuellement, adhérant aux valeurs de raffinement les plus poussées, ce qui l’amène dans les années 1920 à devenir une figure du fascisme en étant happé à la fois par l’esprit aristocratique de la haute société et le volontarisme de Mussolini.

Kaputt, publié en 1944, raconte sa terrible prise de conscience de toute l’horreur de cet engagement au cours de la seconde guerre mondiale. Curzio Malaparte dresse un panorama à la fois précis et sordide de la réalité de la terreur nazie, avec cet antisémitisme exterminateur combinant raffinement et folie furieuse.

En tant qu’officier italien de haut rang servant de correspondant de guerre, il rencontre des figures les plus importantes de l’armée allemande, se moque d’eux tout en comprenant qu’il n’est que leur bouffon, découvrant que derrière le visage humain des nazis et de leurs alliés, l’assassin sommeille au détour de pensée troubles, malades.

Un exemple montrera le caractère baroque de cette entreprise générale de crime organisé : Curzio Malaparte rencontre le chef de l’État croate collaborant avec l’Allemagne nazie, Ante Pavelic. C’est un homme affable, et pourtant…

«  – Le peuple croate, disait Ante Pavelic, veut être gouverné avec bonté et avec justice. Et moi, je suis là pour garantir la bonté et la justice.

Tandis qu’il parlait, j’observais un panier d’osier posé sur le bureau, à la droite du Poglavnik [équivalent croate du mot Duce, employé par Ante Pavelic pour se désigner comme chef].

Le couvercle était soulevé : on voyait que le panier était plein de fruits de mer. Tout au moins, c’est ce qu’il me sembla : on eût dit des huîtres, mais retirées de leurs coquilles, comme on en voit parfois exposées sur des grands plateaux, dans les vitrines de Fortnum and Mason, [un grand magasin de luxe], à Piccadilly, à Londres.

[Le diplomate italien Raffaelle] Casertano me regarda et me cligna de l’oeil :

– Ça te dirait quelque chose, hein, une soupe d’huîtres ?

– Ce sont les huîtres de Dalmatie ? Demandai-je au Poglavnik.

Ante Pavelic souleva le couvercle du panier et, me montrant ces fruits de mer, cette masse d’huîtres gluante et gélatineuse, il me dit avec son sourire, son sourire las : c’est un cadeau de mes fidèles oustachis, ce sont vingt kilos d’yeux humains. »

Tout Kaputt est ainsi et encore cet exemple n’est pas le plus terrible ; on ressort bouleversé de la cruauté nazie, racontée non pas de manière racoleuse ou brutale, mais dans toute sa puissance assassine, implacable et inhumaine.

Qui plus est, et c’est là quelque chose de particulièrement marquant, on peut considérer Kaputt comme le premier roman vegan. Tout le roman est en effet organisé en parties où un animal particulier est mis en exergue, son martyr étant la base sur laquelle il raconte des épisodes particuliers : on a ainsi les chevaux, les rats, les chiens, les oiseaux, les rennes, les mouches, tous divisés en sous-chapitres.

C’est la première prise en compte des animaux en tant que tel, servant de base même à la dénonciation de l’enfer de la guerre. Curzio Malaparte n’est pas du tout vegan, mais il exprime une sensibilité allant en ce sens de manière particulièrement appuyée, retrouvant dans la sensibilité l’affirmation de la possibilité d’une sortie à tout cela.

Après 1945, Curzio Malaparte se revendiquera en ce sens, de manière nullement étonnante, du christianisme et du communisme.