Catégories
Culture & esthétique

Merci Damo Suzuki !

Né le 16 janvier 1950 avant de s’en aller le 9 février 2024, Damo Suzuki est une figure marquante et attachante de la musique. Japonais parcourant le monde en mode bohème, il est découvert jouant de la musique sur les trottoirs de la ville de Munich en Allemagne et directement engagé par les membres du groupe Can. Il joue le soir même en concert et chante sur plusieurs albums, Soundtracks (1970), Future Days (1973), et surtout Tago Mago (1971), ainsi que Ege Bamyasi (1972).

Can

Can est un groupe dit de « Krautrock », la variante allemande de rock progressif. On parle ici d’un mélange de musique psychédélique, de jazz, de funk, avec l’utilisation des premiers matériels de musique électronique. Ecouter Can, c’est redécouvrir de nombreux groupes essentiels qui l’ont suivi : Joy Division, The Stone Roses, The Happy Mondays, Siouxsie and the Banshees, Cabaret Voltaire, Radiohead, The Jesus & Mary Chain, Sonic Youth, Portishead, Talk Talk, The Talking Heads, PIL, et plus tard on retrouve bien entendu Kanye West.

Can est emblématique d’un son répétitif envoûtant, au son particulièrement léché et d’un rythme dansant (ou bien au contraire très lancinant), avec une boucle psychédélique retrouvant pied grâce à la dynamique funk. C’est à la fois totalement minimaliste et entièrement plein, et toujours d’une pleine maîtrise musicale. On est ici chez des orfèvres de la musique.

En un sens, l’approche de Can est très intellectuel ou intellectualisé ; c’est entre Pink Floyd avec son approche psychédélique et le Velvet Underground (de White Light / White Heat) avec son approche abrasive underground. On est ici dans l’expérimental et il ne s’agit pas d’en faire un fétiche, ce que s’empressent de faire les snobs. On ne peut pas être un intellectuel bourgeois parisien – forcément « de gauche » – sans ne pas tarir d’éloge sur Can.

Si on voit les choses de manière socialiste par contre, on peut voir que Can a été à la base d’un mouvement de musique populaire de masse : la scène de Manchester appelée « Madchester », avec sa musique « avant-funk », sorte de démarche d’avant-garde de funk électronique avec tout un arrière-plan disco, dont les Happy Mondays sont un bon exemple. Can a produit tout un travail en amont et c’est en cela qu’il faut s’y intéresser et l’estimer. C’est sans doute de la musique pour musiciens, mais il en faut aussi.

Dans les Happy Mondays, il y a Bez qui ne sert à rien dans le groupe, il ne fait au sens strict que danser. Mais ce petit élément inégal tient justement à Can. Tout comme les postures de David Bowie ont bouleversé les jeunes qui formeront ensuite la vague gothic rock, la position de Damo Suzuki a inspiré ceux qui faisaient le dos rond au star system dans la musique.

Damo Suzuki chantait dans une langue inventée par lui, mais ce n’était pas un délire comme le feraient des tenants de l’art contemporain aujourd’hui, il y avait une idée de négation qu’on retrouve dans la « no wave », les sons répétitifs ou abrasifs à la PIL, Sonic Youth ou à la Jesus & Mary Chain (qui jouaient initialement souvent le dos au public).

Damo Suzuki insistait sur la dimension « spontanée », mais on parle ici d’un vrai artiste, avec un immense arrière-plan culturel. On est dans un travail sur la composition musicale, pas dans le subjectivisme.

Tago Mago fut enregistré dans un château prêté gratuitement au groupe par un collectionneur d’art, dans l’esprit « mécène » propre aux années 1960-1980, et inconcevable aujourd’hui dans la (haute) bourgeoisie.

En ce sens, merci Damo Suzuki, pour sa contribution à l’histoire de la musique, au développement de la composition musicale ! Il est un bon exemple de la rencontre inéluctable de toutes les nations du monde, de leur mélange, de leur fusion. Le monde de demain, fusion de toutes les nations en une seule humanité, regorgera de productions de valeur s’interpénétrant comme des vagues l’une en l’autre, à l’infini !

Catégories
Guerre

Setsuko Thurlow, survivante d’Hiroshima, répond à Emmanuel Macron sur l’arme nucléaire

Setsuko Thurlow est une survivante du bombardement atomique d’Hiroshima au Japon le 6 août 1945. Figure de la Campagne internationale pour abolir les armes nucléaires (Ican), elle répond dans une lettre ouverte (initialement publiée dans Libération) à Emmanuel Macron et son discours de vendredi dernier assumant l’arme atomique.

« Le président Emmanuel Macron a prononcé aujourd’hui un discours sur les centaines d’armes nucléaires de la France, refusant le désarmement nucléaire et invoquant le manque de réalisme des efforts en vue de les abolir au niveau mondial. Mais il n’a jamais fait l’expérience de l’inhumanité absolue de ces armes. Moi, oui. Et j’ai passé ma vie entière à avertir le monde de la menace réelle que ces armes posent, et à faire comprendre l’illégalité et le mal ultime qu’elles représentent.

Le président Macron n’a pas répondu à ma demande de le rencontrer à Paris la semaine prochaine afin de partager avec lui les réalités de ce que sont les armes nucléaires et de ce qu’elles font aux personnes et à l’environnement. Mais les Français, et notamment les jeunes, méritent de connaître l’entière vérité sur les armes nucléaires.

En août prochain, cela fera 75 ans que les Etats-Unis ont complètement anéanti ma ville natale, Hiroshima. J’avais 13 ans. À 8h15, j’ai vu par la fenêtre un éclair aveuglant, blanc bleuté. Je me souviens d’avoir eu la sensation de flotter dans l’air.

Alors que je reprenais conscience dans un silence total et une profonde obscurité, je me suis retrouvée prise au piège du bâtiment qui s’était effondré sur moi. J’ai commencé à entendre les cris faibles de mes camarades de classe : «Maman, aide-moi. Dieu, aide-moi.» Alors que je sortais en rampant, les ruines étaient en feu. La plupart de mes camarades de classe ont été brûlés vifs. J’ai vu tout autour de moi une dévastation totale, inimaginable.

Des processions de figures fantomatiques se sont mises à défiler. Des personnes grotesquement blessées saignaient, brûlées, noires et enflées. Des parties de leurs corps avaient disparu. Leur chair et leur peau pendaient, laissant leurs os à. vif. Certains tenaient leurs yeux dans leurs mains. D’autres, le ventre ouvert, les intestins pendants. La puanteur nauséabonde de la chair humaine brûlée remplissait l’air.

Chaque fois que je me souviens d’Hiroshima, la première image qui me vient à l’esprit est celle d’Eiji, mon neveu de 4 ans. Son petit corps a été transformé en un morceau de chair fondue méconnaissable. Il n’a cessé de mendier de l’eau, d’une voix faible, jusqu’à ce que la mort le libère de son agonie.

Ainsi, avec une bombe atomique, ma ville bien-aimée a été anéantie. La plupart de ses habitants étaient des civils – parmi eux, des membres de ma propre famille et 351 de mes camarades de classe – qui ont été incinérés, vaporisés, carbonisés. Dans les semaines, les mois et les années qui ont suivi, des milliers d’autres personnes sont mortes, souvent de façon aléatoire et mystérieuse, des effets à retardement des radiations. Aujourd’hui encore, les radiations tuent des survivants.

Monsieur le président Macron, vous voulez maintenir et moderniser des centaines de ces armes inhumaines, instruments de génocide, qui menacent d’indicibles souffrances tous les êtres vivants ? Il est profondément naïf de croire que le monde peut conserver indéfiniment des armes nucléaires sans qu’elles ne soient à nouveau utilisées. Toute utilisation d’arme nucléaire serait contraire aux règles et aux principes du droit international humanitaire. En perpétuant le mythe de la dissuasion, en en faisant un élément central de la politique de défense de la France, en investissant massivement dans ces armes (à hauteur de 37 milliards pour les cinq prochaines années), vous mettez en péril la sécurité européenne ; vous mettez en péril la sécurité mondiale. Soyez réaliste.

Chère France, vous pouvez faire un autre choix.

En 2017, j’ai accepté le prix Nobel de la paix au nom de la Campagne internationale pour abolir les armes nucléaires – distinction obtenue pour le travail que nous avons accompli avec l’adoption de la première interdiction juridique internationale des armes nucléaires, le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires. A ce jour, 35 Etats ont ratifié ce traité et 81 l’ont signé.

Près de 20 villes françaises, dont Paris et Grenoble, ainsi que des dizaines d’élus français appellent la France à adhérer à ce traité et à s’engager sur la voie d’un monde sans armes nucléaires. La jeunesse française, cette nouvelle génération, a compris la menace inacceptable que représentent les armes nucléaires pour l’humanité. Selon un sondage publié en janvier par le Comité international de la Croix-Rouge, 81% des «milléniaux» pensent que l’utilisation des armes nucléaires n’est jamais acceptable. Et la semaine prochaine, des centaines d’étudiants et des militants se réuniront à Paris pour une conférence sur l’abolition des armes nucléaires.

Comme l’a déclaré le pape François à Nagasaki en novembre dernier, l’histoire jugera sévèrement les dirigeants qui rejettent le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires et qui, au contraire, prononcent des discours à la gloire de leurs armes atomiques conçues avec l’intention de commettre une tuerie de masse. Les théories abstraites ne doivent plus masquer la réalité génocidaire de ces pratiques. Ne considérons la «dissuasion» comme rien d’autre que ce qu’elle n’est : la mise en péril certaine des peuples. N’acceptons plus d’avoir cette épée de Damoclès nucléaire au-dessus de nos têtes.

Monsieur le président Emmanuel Macron, vos stratèges de la défense ont peut-être étudié la théorie nucléaire, mais j’ai moi-même fait l’expérience bien réelle de l’enfer atomique. Vous devez choisir un avenir meilleur pour la France et pour l’Europe. Adhérez au Traité sur l’interdiction des armes nucléaires, et éradiquez à jamais la menace de l’anéantissement nucléaire. »

Catégories
Culture

Nausicaä de Miyazaki : un film tourné vers le passé

Nausicaä de la vallée du vent est un film d’animation japonais de Hayao Miyazaki sorti en 1984, un an avant la fondation du studio Ghibli. Le film est basé sur un manga que son réalisateur avait commencé en 1982 et est une de ses réalisations les plus connues et souvent considéré à tort comme une œuvre écologiste.

Nausicaä de la vallée du vent

L’histoire se déroule dans un monde post-apocalyptique mille ans après une guerre qui a balayé la civilisation. L’humanité est disséminée entre différentes communautés et villes, séparées par des désert et une jungle toxique. Celle-ci abrite des colonies d’insectes géants qui sont capables de tout ravager lorsqu’ils entrent dans un état de rage. Les plus imposants, les « Ohms », hauts comme un immeuble et tout en longueur, sont dotés d’une carapace indestructible, ce qui rend les armes à feu dont se servent les humains complètement caduques. Ils sont le symbole de ce nouveau monde et de l’opposition entre les humains et la jungle.

Le personnage principal est la jeune princesse Nausicaä de la vallée du vent, une communauté humaine retournée à société féodale. Aimée de tous, elle est présentée comme une personne pacifique et douée d’une très forte empathie qui l’amène à se soucier du sort de tous les êtres vivants : aussi bien les humains que les plantes, la jungle et ses insectes.

La perception de Nausicaä

Le film a été perçu comme une fable écologiste contre la folie destructrice de l’Homme, et s’il y a des éléments du film qui vont dans ce sens, le fond du film n’a rien de tel.

Il y a, dans la forme, une sensibilité vers ce qui semble être la nature : c’est ce qui fait dire que le film est écologiste. Cependant, les rapports aux insectes et à la jungle sont toujours regardés du point de vue des colonies humaines.

D’une part, Nausicaä est sensible à la beauté de la nature mais sa manière de la considérer se fait selon des critères d’utilité : pour soigner la maladie de son père, et pour comprendre comment vivre avec la jungle toxique. Pour ce qui est de la protection de la nature, Nausicaä a davantage une position de princesse totale aimée d’abord par les humains, et petit à petit par la jungle qui leurs semble si hostile. A la vision utilitariste s’ajoute une dimension mystique où la nature en tant que telle s’efface encore un peu plus.

Nausicaä de la vallée du vent

D’autre part, la jungle est défendue par des insectes géants… des animaux peu considérés voire détestés par l’humanité. Cette vision de la nature (hostile) est pour le moins déplacée pour un conte écologiste. Tout dans la jungle est gigantesque : insectes, arbres, plantes, spores… En revanche, les arbres et les animaux que l’on découvre dans le monde de Nausicaä sont tous de taille raisonnable : l’être humain peut les appréhender et reste dans une position de maître et de possesseur. Le propre de la jungle toxique est de ne plus être sous le contrôle et l’emprise des humains.

Enfin, notons aussi un détail révélateur : au tout début du film, Nausicaä n’hésite pas à récupérer un morceau d’une carapace morte d’Ohm pour la rapporter au village.

Il n’y pas de Nature dans le film, seulement différentes formes de vie et d’organisation qui doivent cohabiter. Ceci traverse tout le film et va à l’encontre de l’image écologiste du film.

Nausicaä de la vallée du vent

Retourner en arrière

On ne peut pas dénoncer la folie guerrière de l’humanité et appelant à retourner en arrière, qui plus est dans un système féodal idéalisé. Ceci est d’autant plus choquant quand on sait que le Japon est loin d’avoir brisé toutes les entraves féodales de la société…

A la fascination pour un passé féodal jugé bon s’ajoute le repli sur soi, garant de calme et d’une vaine sécurité. La vallée du vent est isolée et semble coupée du temps jusqu’à ce qu’un vaisseau venant d’un autre groupe d’humain s’écrase dans la vallée : le navire a permis à des spores de la jungle toxique de s’y poser ce qui pourrait causer sa fin si les villageois ne parviennent pas à détruire tous les spores qu’ils trouvent (quitte à prendre des mesures radicales).

Non seulement le monde extérieur est perçu comme une menace, mais l’idée même d’unification de l’humanité est décriée : le seul groupement d’humains désirant cette unité ne le fait que dans une optique d’asservissement des autres contrées.

Nausicaä de la vallée du vent

Belle réalisation et absence de contenu progressiste

Esthétiquement, le film est plaisant et la musique est travaillée. L’ensemble se regarde sans problème. S’il n’y avait pas de contenu, Nausicaä de la vallée du vent serait un film parmi tant d’autres que l’histoire aurait vite plongé dans l’oubli. Mais Nausicaä n’est pas une œuvre vide de contenu, et surtout n’est pas l’œuvre de n’importe qui.

Ce décalage entre ce que porte réellement le film et ce qu’il s’imagine véhiculer est un problème qui se retrouve dans d’autres grandes œuvres de Miyazaki. Ce dernier bénéficie d’une aura progressiste en raison de la place des personnages féminins dans ces films. Il y a une dimension positive, c’est vrai. Mais celle-ci est vite brisée par un passéisme qui lui n’a absolument rien de progressiste.

Le piège se voit très bien dans Nausicaä : la princesse est une femme qui a une place important dans sa communauté. Elle est aimée de tous et veut cohabiter pacifiquement avec les autres humains et la jungle toxique. Elle est une femme forte qui s’oppose à la guerre et à la violence, quitte à mettre sa vie en danger. Mais en définitive, Nausicaä ne propose pas un monde nouveau tournée vers la paix et la vie harmonieuse. Le film propose non pas un autre futur, mais un autre passé.

Catégories
Culture

Le Yuzu comme nouveauté gastronomique

Le mot Yuzu, du japonais 柚子, est entré dans l’édition 2016 du Larousse. Son usage généralisé est en effet un phénomène récent. Il s’agit d’un agrume servant essentiellement de condiment, popularisé dans le vocabulaire par les émissions culinaires comme Top Chef, où il entre régulièrement dans la liste des ingrédients utilisés par les candidats ou les cuisiniers invités à proposer une épreuve.

Si le Japon est aujourd’hui le premier producteur et le premier consommateur de ce fruit, son origine attesté est chinoise, où il est connu sous le nom d’oranger du Gansu (香橙), ce qui reste d’ailleurs son appellation taxinomique officielle dans la botanique française.

La région en question est un plateau semi-aride aux hivers rigoureux et aux nuits fraîches. De là, l’arbuste donnant le fruit a tiré une remarquable rusticité et développé un fruit contenant peu de chair, beaucoup de pépins et un jus très concentré et particulièrement aromatique.

Prisé dans la gastronomie de l’Extrême-Orient, on le retrouve dans nombres de préparations culinaires, cosmétiques ou pharmaceutiques : en Chine, en Corée et surtout donc au Japon aujourd’hui.

C’est la mobilité et les échanges entre des chefs cuisiniers étoilés français et des membres du jury du Guide Michelin, qui ont dans les années 2000-2010 attribués beaucoup d’étoiles à des restaurants de Tokyo, mais aussi la venue d’apprentis ou de chefs cuisiniers japonais en France qui ont introduit cet agrume dans les pratiques gastronomiques de notre pays.

D’abord donc, ce fut une sorte de privilège distinctif de restaurants prétentieux adressés à la grande bourgeoisie et aux amateurs de son style, avant que ces mêmes chefs ne l’exposent de part leur participation aux émissions culinaires, notamment celles des chaînes du groupe M6.

Fort de ses qualités d’agrume rustique et aromatique, propre à supporter largement les hivers français, son usage et même sa culture commencent à se généraliser en France.

Celle-ci restant encore confidentielle et adressée à des restaurants étoilés par le Guide Michelin. Son exploitation capitaliste en France en reste encore au niveau de l’importation commerciale, mais déjà ce fruit est pris dans les logiques de la lutte des classes.

Mais en ceci comme pour le reste, nul doute que son appropriation populaire et son intégration dans notre cuisine et dans les cultures, en respect des potentialités de son arbre et de notre écosystème, est une affaire de temps.