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Georges Bernanos et les héros du ghetto de Varsovie

Georges Bernanos a écrit un texte intitulé « L’honneur est ce qui nous rassemble », qui devait servir de préface à un ouvrage collectif sur le ghetto de Varsovie. Cet ouvrage n’est jamais paru et le texte a été retrouvé dans les archives de Georges Bernanos.

C’est un texte exemplaire, car Georges Bernanos vient de l’Action française et du catholicisme ultra ; il dénonçait Adolf Hitler comme quelqu’un incapable d’un vrai antisémitisme et qui se plierait bientôt aux ordres de la « banque juive ».

La seconde guerre mondiale ébranla profondément – autant que qu’un catholique voyant en la banque la source du mal dans une société devant être spirituelle – Georges Bernanos, qui ne pouvait cautionner quelque chose sortant entièrement du cadre de son romantisme spiritualiste.

Il est, en ce sens, profondément représentatif d’une attitude très française par rapport à l’antisémitisme, qui consiste en une méfiance et en un mépris dédaigneux n’hésitant pas au rejet dégoûté, mais considérant comme indigne de basculer dans la brutalité ou le populisme.

L’HONNEUR EST CE QUI NOUS RASSEMBLE

J’écris ces pages en mémoire de Georges Torres, ami de mon fils Michel, parti du Brésil avec lui pour rejoindre les armées de la France Libre et qui, dans l’enthousiasme et la naïveté de ses vingt ans, croyait devoir quelque chose à mes livres et à moi-même, alors qu’il était déjà écrit que je devrais rester au contraire pour toujours débiteur envers lui de sa pure et noble mort.

Georges Torrès était juif, juif comme un certain nombre d’amis de mes livres dont l’affection paraîtra peu croyable à certains esprits malheureux dont la besogne n’est que de classer ce qui échappe à tout classement comme un fou qui prétendrait puiser de l’eau dans un filet à papillons.

Il est vrai que la Religion, la Race, la Nation permettent de «situer» les hommes ainsi qu’un objet dans les trois dimensions de l’espace.

Mais, précisément, l’analyse mathématique démontre l’existence d’une quatrième dimension où se rencontrent les parallèles, où l’hyperbole finit par retourner à son point de départ comme un grand oiseau migrateur à son nid d’un autre printemps.

L’honneur n’est pas toujours ce qui nous unit, mais il est toujours ce qui nous rassemble.

En présentant ce livre au public français, je voudrais m’acquitter envers les morts, mais aussi envers les vivants. Je crois avoir quelque chose à dire sur les morts juifs, sur les innombrables morts juifs, sur les immenses charniers juifs de cette guerre, et je le dirai aussi clairement que je le pourrai.

Ayant écrit La Grande peur des bien-pensants, je passe pour antisémite et je ne saurai m’en indigner sans hypocrisie puisque le livre dont je viens de parler est consacré à mon vieux maître Edouard Drumont.

Le mot d’antisémite est mal né, un mot qui devait tôt ou tard, comme le disent les bonnes gens « mal tourner », à l’exemple de tous ceux qu’on a formés sans grande dépense de jugement ni d’imagination, grâce à la particule prépositive anti. Hélas ! il n’est pas de mot venu du vocabulaire qui ne soit capable de diviser les hommes au point de les faire se haïr, mais il n’est d’honorable que ceux-là qui, le jour venu, sont capables de les réconcilier.

Le mot d’antisémite n’a évidemment pas en lui cette vertu. Mais Drumont ne l’a pas inventé, ni délibérément choisi.

Drumont était par naissance et par goût un homme de bibliothèque, une homme d’étude, un historien, et comme tel sans défense contre la foule. La foule s’est emparée de lui, l’a roulé dans son tumulte comme une pierre, puis est allée porter ailleurs ses applaudissements et des huées. Le mot d’antisémite n’est pas un mot d’historien, c’est un mot de foule, un mot de masse, et le destin de pareils mots est de ruisseler, tôt ou tard, de sang innocent.

Je comprends bien qu’en tête de ces pages le nom de Drumont fasse scandale. Le mien ne fera pas moins scandale à la fin, qu’importe ?

Ce double scandale n’est pas inutile, je le crois. Il donne son vrai sens au témoignage que je vais porter.

Ayant décidé de rendre, selon mes forces, justice à des mémoires héroïques, je ne vais pas à elles sous un déguisement quelconque, je vais à elles tel que je suis, sans rien renier de moi-même, de mes amis, des mes maîtres, de mon passé, tel que beaucoup de juifs me connurent et, me connaissant, m’accordèrent librement leur confiance et leur amitié.

Il est certain que ce livre aura un très grand nombre de lecteurs juifs dont la susceptibilité légendaire se trouve encore exaspérée aujourd’hui par d’affreuses, d’inénarrables preuves, mais je ne crois tout de même pas que ce soit d’abord pour eux que ce livre est écrit, que mon modeste témoignage est rendu. Je ne crois pas, personne n’est capable de croire, que les héros du ghetto de Varsovie se soient sacrifiés dans le seul but de rendre l’orgueil de leur de leur race à ceux qui ne l’ont d’ailleurs jamais perdu.

Il est permis de penser, au contraire, que leur silencieux message s’adresse précisément à ceux du dehors, à ceux qui, jugeant Israël non pas sur ses qualités ou ses défauts que sur son extraordinaire, son unique aventure à travers l’Histoire, refusent de nier lâchement un problème dont l’importance se mesure aux effroyables sacrifices humains qu’il a coûtés ; bref, il s’adresse à ceux qui – pour tout résumer en peu de mots – se sentent incapables de soutenir, contre l’évidence, aux applaudissements des imbéciles confirmés ainsi ; dans leur sécurité d’imbéciles, que le peuple juif est un peuple absolument pareil aux autres, un peuple moyen formé d’hommes moyens, tenant dans le passé une place moyenne.

Au temps de ma jeunesse, il était de bon ton, en effet, de nier qu’il y eût un problème juif, mais ces pudeurs académiques n’ont pas empêché Hitler de poser le problèmes à sa manière, avec l’immense majorité de peuple allemand pour complice.

Qui eût osé prédire, en ces années déjà lointaines, qu’un demi-siècle plus tard, une jeunesse juive enthousiaste, sur la terre même de ses aïeux et sous son propre étendard, défierait l’immense monde arabe, et ferait plier, à deux reprises, la volonté de l’Angleterre ?

Qu’en ces derniers temps, Israël ait été une fois de plus broyé comme le grain sous la meule, comme le raisin dans le pressoir, le fait n’a rien qui puisse surprendre.

Depuis deux mille ans, c’est bien ainsi que par une espèce de substitution formidable, il nous apparaît sous les traits de celui qu’il vit lui-même un jour, au seuil du prétoire de Pilate, le visage défiguré par les coups, sa robe blanche trempée du sang de la flagellation : Ecce Homo…

Mais il semble bien que cette dernière expérience ne sera pas renouvelée, que la preuve est faite désormais qu’aucune persécution n’est capable d’en finir avec un peuple dont le génie est précisément de lasser la patience et d’épuiser l’imagination des bourreaux.

Les charniers refroidissent lentement, la dépouille des martyrs retourne à la terres, l’herbe avare et les ronces recouvrent le sol impur où tant de moribonds ont sué leur dernière sueur, les fours crématoires eux-mêmes s’ouvrent béants et vides sur les matins et sur les soirs, mais c’est bien loin maintenant de l’Allemagne, c’est aux rives du Jourdain que lève la semence des héros du ghetto de Varsovie.

Ce qui a au cours des siècles opposé le monde chrétien au monde juif n’est sans doute qu’un malentendu, mais c’est un malentendu fonda-mental, et qui en pénétrerait le sens connaîtrait du même coup, peut-être, la signification totale de l’Histoire.

Autre chose est de haïr, autre chose est de méconnaître, et si nous avions le courage d’aller au-delà des apparences, nous devrions sans doute convenir que le plus grand malheur d’Israël n’est pas d’avoir été si constamment haï, c’est d’avoir été non moins constamment méconnu et de n’avoir été méconnu que pour s’être méconnu lui-même.

Dans l’extraordinaire récit qu’on va lire, on remarquera qu’une grande partie de la population du ghetto s’est presque jusqu’au bout refusée à organiser la lutte.

Oh, certes on peut dire que ce fut par crainte, ou même par simple bon sens, car il était clair qu’une poignée de héros n’avait aucune chance d’affronter la Wehrmacht avec quelque espoir de succès.

Mais je crois aussi que, le sachant ou sans le savoir, les opposants à l’insurrection obéissaient à une vieille conception juive de l’honneur, très étrangère à notre sensibilité, conformant ainsi leur attitude à l’attitude immémoriale dé leurs pères, depuis la dispersion.

L’honneur juif en effet, depuis deux mille ans, n’est pas de résister par la force, mais par la Patience, par tous les moyens de la patience, car le but que se propose, que s’est toujours proposé ce peuple impérissable n’est pas de vaincre, mais de durer ; c’est de la durée qu’il attend le salut. Qu’Israël dure, et le Très-Haut vaincra pour lui.

En attendant, l’honneur, c’est de rester juif et de faire des enfants juifs, d’en faire assez pour que tous les pogroms ne puissent anéantir ce que Dieu a ordonné de conserver.

L’honneur n’est pas de venger les morts, c’est-à-dire d’en grossir autant le nombre, car Israël veut vivre et non pas mourir. Israël aime la vie d’un amour farouche tout en la blasphémant sans cesse, son Dieu est celui des vivants, non des morts.

Après tout, on oublie trop qu’au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ, un grand nombre de Juifs fidèles, parmi les plus instruits, ne croyaient pas à l’immortalité de l’âme.

Voilà ce que la Chrétienté médiévale n’a pas compris. La chrétienté médiévale attachait à sa propre conception de l’honneur une importance capitale.

La lecture de Plutarque ne lui avait même pas révélé qu’il y en eût une autre que la sienne, elle lisait Plutarque avec des yeux chrétiens, c’est ce qui apparaît si clairement chez Amyot. Eût-elle vu plus clair, qu’elle eût d’ailleurs refusé de se poser le problème.

Elle faisait au juif l’injure de le dispenser de l’honneur, et nommément de l’honneur militaire, elle fermait obstinément les yeux sur les causes réelles de la survivance du peuple juif à travers l’Histoire, sur la fidélité à lui-même, à sa loi, à ses ancêtres, fidélité qui avait pourtant de quoi émouvoir son âme.

Parce que cette fidélité n’était pas une fidélité militaire, de tradition et d’esprit militaire, elle maintenait le juif hors d’une fraternité militaire dont n’était même pas exclu l’Infidèle. Et le juif devait nécessairement s’accommoder d’une telle exclusion, s’y installer, en tirer profit. Ainsi le malentendu n’a cessé de s’aggraver au cours des âges.

Certains peuples conquis par les armes, puis assimilés au point de disparaître comme peuples, laissaient une mémoire glorieuse simplement parce qu’ils n’avaient capitulé qu’après s’être battus, qu’ils avaient fait une capitulation militaire.

Au lieu que le peuple juif battu sans combat, mais jamais assimilé, n’obtenait’ rien de plus (qu’une espèce de curiosité indifférente. Il est vrai qu’il ne demandait rien de plus, puisqu’il lui suffisait de survivre, fût-ce dans l’injustice et le mépris, jus-qu’à ce que l’ombre du Très-Haut couvrît la terre — Dispersit superbos.

Oui, voilà ce que nous n’avons pas nous-mêmes toujours compris. Si l’honneur pour un peuple n’est pas de vaincre mais de subsister coûte que coûte jusqu’au jour certain, inéluctable, où Dieu doit triompher à sa place, il n’est pas équitable de le juger selon les règles de l’honneur chevaleresque…

Je me souviens du soir où l’enfant magnifique auquel j’ai dédié ces pages me parlait coeur à coeur, m’ouvrait son coeur, tandis que l’encens d’une soirée tropicale entrait à flots par la fenêtre ouverte. Il me parlait de sa famille, de ses amis, de certaines expériences qui avaient blessé profondément une sensibilité précocement douloureuse.

Son départ pour Londres lui apparaissait comme la voie du salut, son destin passait par Londres… «Je leur montrerai, me dit-il tout à coup, comment un luit peut se battre.» Et ce «leur» mystérieux prenait dans sa bouche un accent de sérieux enfantin qui me frappa le coeur d’un pressentiment funèbre.

Oh! sans doute, l’enfant que j’avais là devant moi ressemblait comme un frère à n’importe quel jeune garçon de bonne race que tentent le risque. et l’honneur, mais son enthousiasme trop réfléchi, volontaire, avait aussi je ne sais quoi de blessé, comme certains rires une imperceptible fêlure.

Le regard qui me fixait posait une question à laquelle je n’osais pas répondre. Mais les héros de Varsovie et lui-même ont depuis répondu pour moi.

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Curzio Malaparte dans le ghetto de Varsovie

Dans l’immense Kaputt, Curzio Malaparte retrace son expérience terriblement douloureuse pour son esprit, sans sensibilité, de la cruauté nazie, de la barbarie raffinée et sans bornes. Lui qui avait rejoint, par idéalisme, la cause fasciste qu’il espérait à la fois social et élevant le niveau de la civilisation, est confronté à l’échec dans l’ignominie la plus complète.

« Il y a une sorte d’avilissement voulu dans l’arrogance et la brutalité de l’Allemand, un profond besoin d’auto-dénigrement dans son impitoyable cruauté, une fureur d’abjection dans sa « peur » mystérieuse.

J’écoutais les paroles des commensaux avec une pitié et une horreur que je m’efforçais en vain de cacher, quand [le gouverneur nazi de Pologne] Frank, s’apercevant de ma gêne, et peut-être aussi pour me faire participer à son impression d’humiliation morbide, se tourna vers moi avec un sourire ironique et me demanda « Êtes-vous allé voir le ghetto, mein lieber Malaparte? »

J’étais allé, quelques jours plus tôt, dans le ghetto de Varsovie.

J’avais franchi le seuil de la « ville interdite » ceinte de cette haute muraille de briques rouges, que les Allemands ont construite pour enfermer dans le ghetto, comme dans une cage, de misérables fauves désarmés.

A la porte gardée par un peloton de SS armés de mitrailleuses, était collée l’affiche, signée du gouverneur Fischer, menaçant de la peine de mort tout Juif qui se fût risqué à sortir du ghetto.

Dès les premiers pas, tout comme dans les « villes interdites » de Cracovie, de Lublin, de Czenftochowa, j’avais été atterré par le silence de glace qui régnait dans les rues, bondées d’une lugubre population apeurée et déguenillée.

J’avais essayé de parcourir le ghetto tout seul, et de me passer de l’escorte de l’agent de la Gestapo qui me suivait partout comme une ombre ; mais les ordres du gouverneur Fischer étaient sévères, et cette fois-là encore il avait fallu me résigner à la compagnie du Garde Noir, un grand jeune homme blond au visage maigre, au regard clair et froid.

Il avait une figure très belle, avec un front haut et pur que son casque d’acier obscurcissait d’une ombre secrète. Il marchait au milieu des Juifs, comme un Ange du Dieu d’Israël.

Le silence était léger, transparent on eût dit qu’il flottait dans l’air.

Au-dessous de ce silence, on entendait le léger craquement de mille pas sur la neige, semblable à un rince-ment de dents. Intrigués par mon uniforme d’officier italien, les hommes levaient des visages barbus, et me fixaient avec des yeux mis-clos, rougis par le froid, la fièvre et la faim : des larmes brillaient dans les cils et coulaient dans les barbes sales.

S’il m’arrivait, dans la foule, de heurter quelqu’un, je m’excusais, je disais : « prosze Pana «  et celui que j’avais heurté levait la tête et me fixait d’un air de stupeur et d’incrédulité.

Je souriais et je répétais : « prosze Pana », parce que je savais que ma politesse était pour eux quelque chose de merveilleux, qu’après deux années et demie d’angoisse et d’un rebutant esclavage, c’était la première fois qu’un officier ennemi (je n’étais pas un officier allemand, j’étais un officier italien, mais il ne suffisait pas que je ne fusse pas un officier allemand : non, cela ne devait pas suffire) — disait poliment « prosze Pana » à un pauvre Juif du ghetto de Varsovie.

De temps en temps, il me fallait enjamber un mort; je marchais au milieu de la foule sans voir ou je mettais les pieds et, parfois, je trébuchais contre un cadavre étendu sur le trottoir entre les candélabres rituels.

Les morts gisaient, abandonnés dans la neige dans l’attente que le char des « monatti » passât les emporter : mais la mortalité était élevée, les chars peu nombreux, on n’avait pas le temps de les emporter tous, et les cadavres restaient là des jours et des jours, étendus dans la neige entre les candélabres éteints.

Beaucoup gisaient à terre dans les vestibules des maisons, dans les corridors, sur les paliers d’escaliers ou sur des lits dans des chambres bondées d’êtres pâles et silencieux. Ils avaient la barbe souillée de neige et de boue.

Certains avaient les yeux ouverts et regardaient la foule passer, nous suivant longtemps de leur regard blanc. Ils étaient raides et durs : on eût dit des statues de bois.

Des morts juifs de Chagall.

Les barbes semblaient bleues dans les maigres visages rendus livides par le gel et par la mort. D’un bleu si pur qu’il rappelait le bleu de certaines algues marines. D’un bleu si mystérieux qu’il rappelait la mer, ce bleu mystérieux de la mer à certaines heures mystérieuses du jour.

Le silence des rues de la ville interdite ce silence glacial, parcouru, comme par un frisson, de ce léger grincement de dents, m’écrasait à tel point qu’à un certain moment, je commençai à parler tout seul, à haute voix.

Tout le monde se retourna pour me regarder, avec une expression de profond étonnement et un regard apeuré. Alors je me mis à observer les yeux des gens.

Presque tous les visages d’hommes étaient barbus. Les quelques figures glabres que j’apercevais étaient épouvantables tant la faim et le désespoir s’y montraient nus.

La face des adolescents était couverte d’un duvet frisé rougeâtre ou noirâtre sur une peau de cire. Le visage des femmes et des enfants semblait en papier mâché. Et sur toutes ces figures, il y avait déjà l’ombre bleue de la mort.

Dans ces visages couleur de papier gris ou d’une blancheur crayeuse, les yeux semblaient d’étranges insectes fouillant au fond des orbites avec des pattes poilues pour sucer le peu de lumière qui brillait au-dedans.

A mon approche, ces répugnants insectes se mettaient à remuer avec inquiétude et, quittant un instant leur proie, surgissaient du fond des orbites comme du fond d’une tanière, et me fixaient apeurés.

C’étaient des yeux d’une extraordinaire vivacité, les uns brûlés par la fièvre, les autres humides et mélancoliques. Certains luisaient de reflets verdâtres comme des scarabées. D’autres étaient rouges, ou noirs, ou blancs, certains éteints, opaques, et comme ternis par le voile mince de la cataracte.

Les yeux des femmes avaient une courageuse fermeté : elles soutenaient mon regard avec un mépris insolent, puis fixaient en pleine figure le Garde Noir qui m’accompagnait, et je voyais une expression de peur et d’horreur les assombrir tout à coup.

Mais les yeux des enfants étaient terribles, je ne pouvais les regarder.

Sur cette foule noire, vêtue de longs caftans noirs, le front couvert d’une calotte noire, stagnait un ciel d’ouate sale, de coton hydrophile.

Aux carrefours stationnaient des couples de gendarmes juifs, l’étoile de David imprimée en lettres rouges sur leur brassard jaune, immobiles et impassibles au milieu d’un trafic incessant de traîneaux tirés par des troïkas d’enfants, de petites voitures de bébé et de petits « pousse » chargés de meubles, de tas de chiffons, de ferraille, de toutes sortes de marchandises misérables.

Des groupes de gens se rassemblaient de temps en temps à un coin de rue, battant la semelle sur la neige gelée, se tapant les épaules de leurs mains grandes ouvertes, et se serraient, s’étreignaient les uns les autres par dizaines et par vingtaines pour se communiquer un peu de chaleur.

Les lugubres petits cafés de la rue Nalewski, de la rue Przyrynek, de la rue Zarkocaymska étaient bondés de vieillards barbus debout, silencieux, serrés les uns contre les autres, peut-être pour se réchauffer, peut-être pour se donner du courage, comme font les bêtes.

Quand nous nous montrions sur le seuil, ceux qui se trouvaient prêts de la porte se rejetaient en arrière, apeurés. On entendait quelques cris d’effroi, quelques gémissements, puis le silence revenait, coupé seulement par le halètement des poitrines, ce silence de bêtes résignées à mourir.

Toux fixaient le Garde Noir qui me suivait. Tous fixaient son visage df’Ange, ce visage que tous reconnaissaient, que tous avaient vu cent fois briller parmi les oliviers près des portes de Jéricho, de Sodome, de Jérusalem.

Ce visage d’Ange annonciateur de la colère de Dieu.

Alors je souriais, je disais « prosze Pana » à ceux que je heurtais involontairement en entrant ; et je vais que ces paroles un don merveilleux.

Je disais en souriant « prosze Pana » et je voyais autour de moi, sur ces visages de papier sale, naître un pauvre sourire de stupeur, de joie, de gratitude. Je disais « prosze Pana » et je souriais.

Des équipes de jeunes faisaient le tour des rues pour ramas-ser les morts. Ils entraient dans les vestibules, montaient les escaliers, pénétraient dans les pièces. Ces jeunes « monatti » étaient en grande partie des étudiants.

La plupart venaient de Berlin, de Munich, et de Vienne ; d’autres avaient été déportés de Belgique, de France, de Hollande ou de Roumanie. Beaucou, naguère, étaient riches et heureux, habitaient une belle maison, avaient grandi parmi des meubles de luxe, de tableaux anciens, des livres, des instrutnents de musique, de l’argenterie précieuse et de fragiles bibelots maintenant ils se traînaient péniblement dans la neige, les pieds entortillés dans des loques et les vêtements en Lambeaux.

Ils parlaient français, bohémien, roumain, ou le doux allemand de Vienne. C’étaient de jeunes intellectuels élevés dans les meilleures Universités d’Europe.

Ils étaient déguenillés, affamés, dévorés de parasites, encore tout endoloris des coups, des insultes, des souffrances endurés dans les camps de concentration et au cours de leur terrible odyssée de Vienne, de clin, de Munich, de Paris, de Prague ou Bucarest jusqu’au ghetto de Varsovie, mais une belle lumière éclairait leur visage : on lisait dans leurs yeux une volonté juvénile de s’entraider, de secourir l’immense misère de leur peuple, dans leurs yeux et dans leur regard un défi noble et résolu.

Je m’arrêtais et les regardais accomplir leur œuvre de pitié. Je leur disais à voix basse en français : « Un jour vous serez libres. Vous serez heureux un jour et libres ». Les jeunes « monatti » relevaient la tête et me considéraient en souriant.

Puis, lentement, ils tournaient les yeux sur le Garde Noir qui me suivait comme une ombre, fixaient leur regard sur l’Ange au beau visage cruel, l’Ange des Écritures, annonciateur de mort, et se penchaient sur les corps étendus le long du trottoir — approchant leur sourire heureux de la face bleue des morts.

Ils soulevaient ces morts avec délicatesse, comme s’ils eussent soulevé une statue de bois. Ils les déposaient sur des chars traînés par des équipes de jeunes gens hâves et déguenillés — et la neige gardait l’empreinte des cadavres, avec ces taches jaunâtres, effroyables et mystérieuses, que les morts laissent sur tout ce qu’ils touchent.

Des bandes de chiens osseux venaient renifler l’air derrière les funèbres convois, et des troupes d’enfants loqueteux, la figure marquée par la faim, l’insomnie et la peur, ramassaient dans la neige les guenilles, les morceaux de papier, les pots vides, les pelures de pommes de terre, toutes ces précieuses épaves que misère, la faim et la mort laissent toujours derrière elles.

De l’intérieur des maisons, j’entendais parfois s’élever un chant faible, une plainte monotone qui cessaient aussitôt que j’apparaissais sur le seuil.

Une odeur indéfinissable de saleté, de vêtements mouillés, de chair morte imprégnait l’air des pièces lugubres où des foules misérables de vieillards de femmes et d’enfants vivaient entassées comme des prisonniers : les uns assis par terre, les autres debout, adossés au mur, certains étendus sur des tas de paille et de papier Lee malades, les moribonds, les morts, gisaient sur les lits.

Tous se taisaient brusquement, me regardant et regardanr l’Ange qui me suivait. »

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75e anniversaire du soulèvement du ghetto de Varsovie

Il y a 75 ans, jour pour jour, débutait le soulèvement du ghetto de Varsovie. Le 19 avril 1943, la veille de Pessa’h (pâque juive), deux milles policiers allemands et SS entrent dans le ghetto afin de le détruire.

Face à eux s’opposent quelques centaines de personnes : des membres de l’organisation juive de combat (Żydowska Organizacja Bojowa ou ŻOB), de l’union militaire juive (Żydowski Związek Wojskowy ou ŻZW) et quelques hommes de l’armée de l’intérieur (Armia Krajowa – mouvement polonais non juif contrairement aux deux premières organisations) qui fournira également des armes.

L’opération devait durer trois jours, elle durera jusqu’au 16 mai 1943. Le ghetto fut rasé et les survivants envoyés dans des camps de concentration (Poniatowa et Trawniki), d’extermination (Treblinka et Majdanek).

Le ghetto de Varsovie était le plus important ghetto juif au sein de l’Europe nazie. Construit en 1940, il sera donc détruit trois ans plus tard. Le ghetto sera qualifié de « zone de contagion » par l’occupant nazi, les lois de plus en plus dures à l’égard des personnes juives (qui seront obligées de venir y vivre), et les conditions de plus en plus catastrophiques.

Il comptera jusqu’à 400 000 habitants qui devront survivre dans une zone de 3,3km². Les conditions de vie y sont terribles : insalubrité, malnutrition… Les épidémies frappent et font beaucoup de mort.

Entre le 23 juillet et le 21 septembre 1942, entre 4 et 7 000 personnes juives seront déportées quotidiennement vers le camp de Treblinka. Personne ne sait au début que ces personnes partent vers un camp d’extermination. Entre 250 et 300 000 mourront à Treblinka durant ces huit semaines.

Les déportations reprirent en janvier 1943, après plusieurs mois de calme, et les premières actions de résistance armées et organisées eurent lieu. La ŻOB et la ŻZW subirent de lourdes pertes mais l’occupant nazi recula et arrêta les déportations au bout de quelques jours : 5 000 juifs l’ont été, contre 8 000 prévus. Les deux organisations prirent le contrôle du ghetto.

Le 19 avril 1943, l’insurrection héroïque débuta. Les organisations de résistance disposaient d’armes et de planques mais n’avaient aucune chance face aux troupes nazies (tant en nombre de combattants qu’en matériel).

Après trois jours de combats, les maisons furent brûlées et les sous-sol dynamités. Le ghetto fut rasé petit à petit et la résistance fut brisée : le 29 avril, la ŻZW n’avait plus de commandements et les combattants restants s’échappèrent via un tunnel. Le 16 mai, le commandant Jürgen Stroop fit exploser la grande synagogue de Varsovie. Ceci marqua la fin de l’insurrection.

En ce 19 avril 2018, nous n’oublions pas la résistance des combattants du ghetto de Varsovie. Nous n’oublions pas l’horreur nazie, ce qui ne veut pas dire qu’il faille éprouver une quelconque haine à l’égard du peuple allemand, ou du peuple polonais martyr lui-même par ailleurs. L’ennemi est le fascisme.

Et le fascisme n’est pas une anomalie historique qui ne pourrait pas ré-apparaître. On ne peut pas être de gauche aujourd’hui et s’imaginer que tout cela n’est que du passé. Le fascisme monte et, comme hier, le fascisme veut le pouvoir. Ceci est vrai en France, en Autriche et dans de plus en plus de pays.

Face au fascisme, il faut toujours un rassemblement le plus large possible des personnes progressistes afin de lui faire barrage : « plus jamais ça !».