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Ammerschwihr et la situation des campagnes alsaciennes

En 2010, lors des élections régionales, gagnées de justesse par la droite en Alsace, alors que l’essentiel des régions basculaient à gauche dans les mains du Parti Socialiste, le Front National a enregistré à cette occasion une défaite relative en perdant 3 sièges pour n’en conserver que 5 au Conseil Régional, qui pilote les moyens et les missions délégués par l’Etat.

En particulier, le responsable local du FN, Patrick Binder, père de 6 enfants, travaillant dans la comptabilité et condamné en 2011 à 3 mois de prison avec sursis pour insultes à caractères antisémites et racistes, a pu maintenir son mandat, avec celui de son épouse d’ailleurs.

Depuis, la situation a évolué en Alsace comme dans le reste de notre pays, avec un renforcement du vote pour l’extrême droite, et en particulier du FN, et un effondrement de la gauche, notamment avec les dernières élections présidentielles et législatives de 2017.

On le voit sur les cartes présentées ici, la situation est la suivante : dans un contexte d’abstentionnisme généralisé, les villes tendent à concentrer les électeurs entendant que le régime se poursuive sous une forme libérale, plutôt centriste depuis la victoire d’Emmanuel Macron.

Les périphéries urbaines et les campagnes voient elles une explosion de la tendance à voter pour le FN.

On retrouve ici l’un des grands thèmes mis en avant comme clef par le « matérialisme dialectique » : la production d’une contradiction historique villes/campagnes et une tendance à la segmentation sociale sur le plan territorial qui s’accroit.

Le danger que soulignent ces résultats électoraux, est qu’ils montrent qu’une partie de l’extrême droite a compris cela. Il leur est apparu de plus en plus clair que les contradictions territoriales, mais aussi professionnelles, entre le travail manuel et le travail intellectuel, étaient une conséquence du libéralisme bourgeois et que ces contradictions allaient en s’aggravant.

Face à l’effondrement de la Gauche, qui occupait traditionnellement cet espace, le FN en particulier a mis cela en avant, et de manière de plus en plus affirmée ces derniers mois notamment avec la création dissidente des « Patriotes » de Florian Philippot ou le dernier Congrès du FN début mars 2017 durant lequel Marine Le Pen, seule candidate à la Présidence de son Parti, à clairement exprimé la volonté de se saisir de cet enjeu et d’occuper cet espace politique.

Évidemment, l’extrême droite ne peut ni saisir correctement cette problématique, ni donc y faire face concrètement. Mais elle peut y trouver un terrain où développer ses thèses populistes, en dénonçant sur cette base une soi-disant fracture entre « mondialistes » et « patriotes », dont l’essor métropolitain des villes serait par exemple une conséquence de la « mondialisation nomade », c’est-à-dire du capitalisme financier et « non régulé ».

Il ne faudra pas encore pousser très loin pour entendre parler « d’oligarchie », de la « banque » et bientôt des « Juifs ». Sur ce point néanmoins, les nécessités idéologiques de la lutte contre l’islamisme, lui-même violemment antisémite, modèrent toutefois pour l’instant les velléités explicitement antisémite du FN et de sa ligne.

Dans ce contexte, il est donc intéressant de saluer cette initiative spontanée de la jeunesse d’un village alsacien du Piémont vosgien, Ammerschwihr, dans le département du Haut-Rhin.

Ammerschwihr est un petit village d’environ 1800 habitants, très typique du vignoble alsacien.

Le village se situe à proximité de la ville de Colmar, principal bassin d’emploi de ses habitants, et vit pour le reste du tourisme, de par le caractère « iconique » de ses paysages, et de la production de vin en coopérative de petits et moyens propriétaires, notamment en la matière, ceux-ci s’appuient sur la réputation du terroir de la colline de Kaefferkopf, qui bénéficie de la part de l’Etat de la reconnaissance d’un label particulier et du classement en « grand cru ».

En outre, sur le ban de la commune, on trouve aussi le lieu-dit des « Trois-Epis », où les catholiques locaux ont développé une tradition de pèlerinage à la Vierge Marie depuis la fin de la terrible Guerre de Trente Ans au XVIIème siècle, et où la MGEN (Mutuelle Générale de l’Education Nationale) a installé un vaste centre médical de repos des personnes en suivi d’opération chirurgicales ou nécessitant une hospitalisation de convalescence.

La communauté de ce village n’est donc absolument pas marginalisée, on peut même dire qu’il s’agit ici d’un exemple presque caricatural de campagne développée avec un certain succès par l’intégration capitaliste.

C’est peut-être une des raisons qui a poussé Parick Binder à choisir ce village pour illustrer l’affiche de sa campagne électorale en 2010. Mais ceux sont justement aussi ces mêmes raisons qui ont produit de l’incompréhension et le rejet de la part d’une partie significative de la population et notamment de sa jeunesse.

La jeunesse de ce village a refusé en effet le discours intolérant et nationaliste du FN de manière créative et expressionniste en produisant une chanson explicitement engagée dans une perspective populaire, festive, joyeuse, assumant le métissage et la culture alsacienne, le vivre ensemble dans un esprit de paix, parce que les thèses de dénonciation populistes du FN contre la « mondialisation », l’immigration ou les attaques libérales, n’y faisaient pas écho à la réalité locale.

Il y aurait beaucoup à dire bien sûr à propos des limites de tout cela, notamment la banalisation irresponsable de la consommation d’alcool, d’autant que le « collectif » à l’origine de la chanson a encore produit une autre vidéo faisant l’apologie des « fêtes des caves » et de leur consommation outrancière de vin.

Il faut ajouter sur ce point, qu’à l’origine de la mobilisation, on trouve un jeune propriétaire vigneron justement, Arnaud Geschickt et sa famille. On peut aussi voir encore l’absence de toute vue d’ensemble, une certaine naïveté, tenant aussi sans doute au jeune âge des participants à ce collectif.

Mais ce qui compte, c’est que ces jeunes ont eu raison de se révolter, ils ont été correctement touché par l’esprit populaire, se sont saisi des codes expressionnistes des jeunes des villes dans leur style, ont développé grâce à leur niveau d’éducation et leurs valeurs une volonté d’exprimer politiquement et rationnellement le rejet de l’extrême droite.

Dommage qu’ils le fassent, par conséquent, sur une base petite bourgeoise, d’un village d’une campagne que l’on pourrait percevoir « heureuse » échappant partiellement à l’esprit décadent, compétitif et agressif dans lequel baigne plus souvent et plus complètement la jeunesse des métropoles alsaciennes comme Mulhouse ou Strasbourg particulièrement.

Pourtant, Ammerschwihr est aussi une campagne cernée par la production massive d’alcool, exposée aux pesticides, où malgré tout l’ennui, le désœuvrement pousse à la consommation d’alcool, de drogues comme le cannabis ou les drogues de synthèses et où existe et se développe aussi la violence dans les familles.

La base depuis laquelle ces jeunes défient musicalement le FN est donc fragile, il ne faut pas aller bien loin d’Ammerschwihr pour rencontrer une jeunesse alsacienne malheureusement plus travaillée par le nationalisme et les idéologies d’extrême droite.

Bien entendu, tout cela n’était pas le propos visé par cette chanson et cette mobilisation. Mais cela explique le fait qu’elle ait été finalement et malheureusement vaine. Le groupe réuni par cette expérience n’a pas su approfondir sa démarche collective, s’engager dans le long terme, générer un organisme de lutte sur la base de l’espace qu’il a réussi à ouvrir et c’est finalement volatilisé en l’absence de vocation à durer.

Toutefois, cet exemple souligne l’importance pour les gens de gauche de prendre le temps d’étudier le terrain dans lequel vit notre peuple, autour de soi et dans la situation générale de notre société, de relever les choses qui vont dans le bon sens, d’encourager les espaces d’expression démocratiques et populaires aspirant à se libérer du carcan étouffant de la société bourgeoise.

Et de le faire en mesurant les bases, les limites, les perspectives et les faiblesses de ces expressions, non pour les rejeter, mais les faire progresser, les renforcer, vers la démocratie, en élevant le niveau de conscience de chaque personne en partant du réel et le niveau d’engagement du plus grand nombre.