Après avoir intégré l’Institut fédéral d’État du cinéma (VGIK) en URSS en 1959, Andreï Tarkovski réalise plusieurs court-métrages, puis le moyen métrage Le rouleau compresseur et le violon, film pour enfant de fin d’étude.
Si ce dernier lui permet déjà de se faire remarquer dans les milieux cinéphiles c’est surtout avec son premier long métrage, L’Enfance d’Ivan, sorti en 1962, qu’il gagnera un statut de niveau international, remportant même le Lion d’or à la Mostra de Venise.
Dès cette oeuvre, Andreï Tarkovski s’impose comme l’un des plus grands cinéastes, voire le plus grand comme l’expliqua Ingmar Bergman.
On suit ainsi le jeune Ivan en pleine seconde guerre mondiale, qui a rejoint l’Armée Rouge en tant qu’éclaireur après l’assassinat de sa famille par les nazis.
Le film se veut cependant séparé de toute lecture héroïsante pour ainsi dire, afin de se tourner vers l’enfant lui-même.
Un enfant dont la fragilité a ainsi été volé par la guerre et la barbarie nazie. La guerre n’apparaît d’ailleurs que de manière assez abstraite dans le film. On ne voit presque aucun ennemi. En revanche elle ne lâche jamais Ivan, elle est marqué, gravé en lui, en son être.
La figure d’Ivan est donc très marquée, tout à la fois durcie et brisée ; il n’hésite pas à tenir tête aux adultes et aux gradés de l’armée, animé par un profond sentiment de vengeance.
Il veut absolument participer à l’effort de guerre et refuse catégoriquement d’entendre que celle-ci n’est “pas son affaire”.
Il est d’ailleurs intéressant de noter que le titre de la nouvelle de Bogomolov était simplement Ivan, c’est Andreï Tarkovski qui a ajouté “l’enfance”. Celle-ci se retrouve justement mise en scène non seulement dans les actions, mais également dans des séquences oniriques, pleine de poésie sur l’innocence et la joie, sauf que la guerre y agit comme un poison, les transformant en cauchemars.
Le film est, par cette raison même, un véritable chef d’œuvre sur le plan plastique, celui de la trame, du montage, de la précision du propos, de sa densité dans la mise en scène.
Le rapport à Ivan comme figure tourmentée est davantage problématique. Il y a un psychologisme indéniable qui est ici mis en avant, au grand plaisir de Jean-Paul Sartre qui, en octobre 1963, se fendit d’une longue lettre au quotidien italien L’Unità pour défendre L’enfance d’Ivan justement pour sa dimension pratiquement existentialiste, avec le refus d’une affirmation de l’héroïsme, des vertus de la mentalité communiste, etc.
Jean-Paul Sartre réduit ainsi l’intervention soviétique dans la seconde guerre mondiale à sa dimension simplement négative, passive, pleine de souffrance ; il explique ainsi qu’un enfant mis en pièce par ses parents, c’est une tragi-comédie bourgeoise, alors que des millions d’enfants détruits ou vivant par la guerre, ce serait l’une des tragédies soviétiques.
Cette réduction à une tragédie est une absurdité insultant profondément le dynamisme de la société soviétique et même assimilant les Russes à des êtres passivement tourmentés pour l’éternité.
C’est précisément, malheureusement, à un tel cliché qu’obéit Andreï Tarkovski lui-même avec ses incessantes références religieuses dans le film.
Il est ici dans l’ordre des choses que Jean-Paul Sartre puisse tenter de réduire le film à cette dimension, mentionnant comme prétendu exemple dans son article l’histoire d’un enfant juif mettant de l’essence sur son matelas pour se laisser brûler vif après avoir appris la mort de ses parents dans un camp d’extermination.
Et cette faiblesse psychologisante est typique des œuvres du « dégel » caractérisant l’accession de Nikita Khrouchtchev au poste de dirigeant du Parti Communiste d’Union Soviétique.
Andreï Tarkovski lui-même n’abandonnera pas cette tendance, qui est le grand travers de ses films.
L’enfance d’Ivan présente ainsi déjà les principales caractéristiques d’Andreï Tarkovski, alors qu’il n’a pas choisi d’adapter la nouvelle de Vladimir Bogomolov. Une première adaptation avait été commencée puis arrêtée par le studio faute de résultat satisfaisant. Il a alors été proposé à ce jeune réalisateur tout juste sorti de l’école de reprendre le projet avec le budget restant.
Celui-ci accepta aux conditions de tout reprendre de zéro, de créer sa propre équipe de tournage et de pouvoir intégrer des séquences de rêve d’Ivan. Il refusa même de regarder les rush du premier projet.
On y retrouve son sens de l’éclairage, ses plans très “photographiques”, la mélancolie, l’onirisme et l’aspect “vie intérieur” qui se dégage de ses films – on pourra, en quelque sorte, évidemment reconnaître là des traits typiquement russe, tant pour la forme que le contenu, l’esprit que l’âme.