A la mi-avril 2018, Henri Weber signait une tribune dans Libération, intitulée « Il n’y aura pas un nouveau Mai 68 ». Il y analysait la différence entre aujourd’hui et il y a cinquante ans ; il la signait en tant que « Ancien sénateur et député européen socialiste », mais en réalité son identité politique est bien plus complexe, ce qui donne à son opinion une valeur très importante.
Henri Weber est en effet un des cadres de l’Union des Etudiants Communistes qui donne naissance à la la Jeunesse communiste révolutionnaire en 1965. Il joue un rôle important durant mai 1968 de par sa fonction au sein de la JCR.
Dans la foulée, il devient l’un des plus hauts responsables de la Ligue communiste (puis Front communiste révolutionnaire, puis Ligue communiste révolutionnaire), étant notamment directeur de l’hebdomadaire Rouge et de la revue Critique communiste jusqu’en 1976, ce qui lui confère un poids idéologique très important.
A cela s’ajoute qu’il appartenait également à la direction de la « Commission très spéciale », c’est-à-dire l’organisation clandestine, à visées militaristes ou militaires, de la Ligue. Le changement de nom de cette dernière a comme origine l’attaque d’un meeting d’extrême-droite en 1973 à Paris, organisé conjointement avec le Parti Communiste Marxiste-Léniniste de France.
Le film « Mourir à trente ans », de 1982, retrace ce moment « chaud » de la Ligue, avant le tournant institutionnel.
Henri Weber reflète justement ce tournant. Il arrête la politique en 1981, pour rejoindre le Parti socialiste, dont il devient une figure d’importance. Voici donc comment il voit les choses, cinquante ans après, à partir de l’identité d’un ex-révolutionnaire ayant rejoint les socialistes.
On est en droit de considérer qu’il réduit tout de telle manière à justifier sa propre position se limitant à une dénonciation du libéralisme économique.
Il n’y aura pas un nouveau Mai 68
Ce qui explique la puissance et l’ampleur du soulèvement de la jeunesse il y a cinquante ans, c’est la combinaison de trois facteurs.
Le premier est «sociétal», comme on dit aujourd’hui, ou culturel : la France s’était beaucoup modernisée sur les plans technologique et économique depuis 1945.
Elle s’était industrialisée et urbanisée à pas de géant. Mais sur les plans des mœurs et des rapports d’autorité elle était restée engluée dans le XIXe siècle. L’autoritarisme et le traditionalisme répressifs, hérités de la société catholique et rurale, pesaient de tout leur poids sur la jeunesse.
La révolte de celle-ci fut d’abord culturelle : capillaire, vestimentaire, musicale, sexuelle, esthétique.
Le second facteur fut politique: dans les années 60 du siècle dernier, «le fond de l’air était rouge», comme le titrait le cinéaste Chris Marker. Les peuples coloniaux avaient pris les armes pour conquérir leur indépendance et volaient de victoires en victoires, au prix de longues et sanglantes guerres de libération nationale.
C’était «l’heure des brasiers». Les «baby boomers» sont venus massivement à la politique par indignation et révolte contre les exactions des impérialismes, occidentaux et soviétique, que leur montrait quotidiennement le journal télévisé.
Le troisième facteur fut universitaire : entre 1962 et 1968, le nombre des étudiants a triplé, sans que les méthodes pédagogiques et les programmes ne soient adaptés à ce nouveau public. La réponse des autorités fut au contraire principalement malthusienne : le plan Fouchet préconisait (déjà !) la sélection à l’entrée des facultés.
A cela s’ajoute en France un autoritarisme patronal spécifique renforcé par la victoire du général de Gaulle en 1958-62. Les syndicats ouvriers en étaient réduits à manifester devant le siège du CNPF (le Medef d’alors) pour obtenir l’ouverture de négociations !
Ce n’est pas par hasard que «l’étincelle» étudiante a si aisément «mis le feu à la plaine» ouvrière. Celle-ci était sèche et archi-sèche.
Cette combinaison a nourri un lourd contentieux entre la jeunesse et la société des adultes. Celui-ci a engendré des situations d’autant plus explosives que la génération des baby-boomers était habitée par un formidable optimisme historique : l’homme avait marché sur la Lune, la croissance économique dépassait 5%, le plein-emploi semblait assuré, la société de consommation, d’abondance, de loisir déployait ses promesses…
Le contexte sociétal, politique, social, idéologique est bien différent aujourd’hui, même si les raisons de mécontentement ne manquent pas.
Le contentieux entre la jeunesse et la société adulte existe, mais il est incomparablement moins fort. La France de 2018 est beaucoup plus libérale, au sens politique et culturel du terme, que celle des années 60. Le contexte géopolitique et idéologique a profondément changé.
Désormais «le fond de l’air est brun» : les populismes xénophobes et les «démocratures» ont le vent en poupe, les démocraties sont fragilisées et menacées. L’institution universitaire demeure en crise, mais sa réalité s’est considérablement diversifiée.
A côté des «facs parkings» existent beaucoup d’établissements de bonne qualité, voire d’excellence, y compris dans les filières techniques courtes. Ce contentieux est aussi plus fragmenté : beaucoup plus fort chez les jeunes issus de l’immigration et relégués dans les banlieues déshéritées, que chez ceux des centres-villes.
Des conflits sectoriels, durs et prolongés, sont probables, et mêmes inévitables, en cette ère de changements accélérés et de réformes nécessaires et, pour certaines, impopulaires.
Des «convergences» partielles des luttes peuvent se produire, mais sûrement pas une explosion généralisée comparable, même de loin, à celle de 1968. Il faudrait pour cela qu’une alternative politique et sociétale crédible existe et soit portée par des forces capables de la mettre en œuvre.
Ce qui, on en conviendra, est loin d’être le cas. Les syndicats réformistes et la gauche social-démocrate doivent mettre à profit les mobilisations en cours pour faire valoir leurs propres solutions progressistes, alternatives à celles du gouvernement d’Edouard Philippe.