Mai 1968 a-t-il donc pu être un détonateur parce que le régime s’est posé comme intransigeant, alors qu’il aurait pu tenter de pacifier et d’endormir les étudiants, empêchant qu’ils servent de vecteur contestataire?
Il faut croire que oui puisque la cinquième république s’est maintenue. En même temps, le régime n’a pas réprimé mai 1968 dans le sang, avec l’armée, il s’est appuyé sur la police et les forces para-militaires comme les CRS.
Dans tous les cas, cela a marqué ceux et celles ayant une conscience sociale.
Il faut vraiment souligner que ce qui a permis aux étudiants de se galvaniser, c’est le haut-le-coeur de la population face à la répression brutale ayant eu lieu dès le début.
C’est à ce moment-là que le discours révolutionnaire de la gauche contestataire, auparavant marginale, conquière dans la nouvelle situation un écho significatif.
La tension était immense. Voici des témoignage du terrible 6 mai, point de départ de la tentative d’écrasement immédiate des protestations suite au 3 mai ayant été marqué par l’évacuation policière de la Sorbonne.
Cela doit permettre une réflexion sur la nature des événements de début comme détonateur. D’ailleurs, un fétiche existera à partir de ce moment-là, avec l’idée qu’un mouvement cherchant à s’affirmer doit justement provoquer la répression pour exister en tant que tel.
Une démarche ridicule qui deviendra cependant le fond de commerce d’une certaine extrême-gauche en France.
La répression, en effet, est toujours un choix tactique et stratégique de la part d’un régime. Si les cinémas, cafés… sont des cibles et les policiers sont pris dans une orgie de tabassage, c’est que le régime voulait régler les choses vite. Il a échoué, mais par la suite il a su pacifier, preuve qu’il pouvait faire l’un ou l’autre.
« Le lundi 6 mai, vers 23 h 30, rue Monsieur Le Prince, cherchant à regagner mon domicile après avoir dîné dans un restaurant du quartier Saint-Michel, les C.R.S. qui bloquaient le haut du boulevard Saint-Michel n’ont pas voulu me laisser passer; bien au contraire, ils ont chargé rue Monsieur-le-Prince des passants qui n’étaient manifestement pas des manifestants, d’autres C.R.S. qui se trouvaient à l’intersection de la rue Vaugirard et de la rue Monsieur-le-Prince les ont pris à revers; j’ai vu des C.R.S. marteler de coups des passants qui étaient tombés.
D’autres comme moi ont dû se réfugier dans un cinéma, ce qui n’a pas empêché les C.R.S. de casser à coups de crosse les vitres du cinéma, et d’assommer quelques innocents, repliés à côté du guichet en les traitant de « fumiers », « on aura ta peau », « vous êtes tous des salopes », « on s’en fout que vous ayez manifesté ou pas ».
Dans les salles mêmes du cinéma les spectateurs terrorisés suffoquaient, asphyxiés par les gaz lacrymogènes qui étaient entrés par les trous d’aération; des femmes pleuraient, une vieille dame, la tête dans les bras, disait : « Non, ce n’est pas possible, ce n’est pas possible. »
Il était impossible de sortir des salles : on entendait derrière les coups de crosse des C.R.S.
Ce témoignage ne traite pas d’un fait isolé. Habitant au coeur du quartier où se sont déroulées la plupart des manifestations, j’ai dû me rendre compte qu’il était absolument impossible de me rendre chez moi sans êtres systématiquement poursuivi par des corps de C.R.S. censés disperser les manifestants et qui ont fait de moi un manifestant, faute de pouvoir rentrer chez moi.
Des représentants de l’ordre guettant rue Monsieur- le-Prince un petit groupe d’étudiants et de civils qui débouchait de la place Edmond-Rostand, attaquèrent ces derniers qui s’enfuyaient par cette même rue.
Ils les matraquèrent en s’acharnant à plusieurs sur la même victime. Une de celles-ci, allongée sur le pare-brise d’une voiture en stationnement fut matraquée jusqu’à ce que le pare-brise cède.
Puis les représentants de l’ordre policier s’acharnèrent sur des civils qui soit sortaient du cinéma « le Luxembourg », soit s’enfuyaient dans la rue Monsieur-le-Prince. Ils brisèrent de plus les vitrines de l’hôtel Médicis et du cinéma « le Luxembourg » pour empêcher la population soit d’aider les blessés, soit de se réfugier.
Lundi 6 mai, vers 21 heures, alors qu’il n’y avait aucun trouble ni attroupement important, j’ai vu les forces de l’ordre lancer une grenade lacrymogène sans sommation ni raisons apparentes, contre une jeune fille qui fut atteinte à la face. »
A Saint-Sulpice également, incident grave dans un café :
« Soudain le café fut cerné par un groupe de C.R.S.et un civil frappa sur la porte de verre du café.
Le patron s’empressa d’aller ouvrir. Le civil, une longue matraque à la main, entra suivi d’un autre policier. Celui-ci, C.R.S., avait son casque à la main.
Le civil donna l’ordre d’évacuer le café en tapant sur les tables avec son bâton et sur certaines personnes peu pressées d’exécuter son ordre. Quand certaines passaient devant lui, il les désignait de son bâton, c’était essentiellement des jeunes.
Je me retrouvai derrière un homme assez jeune qui déclara en sortant avec un fort accent : « Je suis étranger et… » il fut coupé par un C.R.S. qui le frappa en lui répondant : « Ouais, et tu viens nous faire chier en France. »
Puis je fus happé par plusieurs mains et je fus frappé sur la tête et le corps par des matraques. Je tombai à genoux et un C.R.S. me donna un coup dans le ventre et je tombai donc sur le dos et fus frappé à la face. Je me relève tant bien que mal toujours sous une pluie de coups et réussis à m’enfuir dans la rue Notre-Dame-des-Champs.
Après une dizaine mètres, saignant énormément, je m’arrêtai et demandai aux gens se trouvant devant leur porte si personne ne pouvait m’aider. Deux jeunes filles nie firent entrer chez elles et m’allongèrent sur un lit, puis allèrent prévenir le secours de la Croix-Rouge qui vint me chercher et je fus emmené en ambulance.
L’ambulance m’emporta à l’Hôtel-Dieu. Là je fus reçu par le chef de service des urgences qui m’examina et m’envoya au service des radios. On me fit plusieurs radios de la face. Je remontai au service des urgences et le médecin de service, après avoir regardé les radios, déclara que j’avais une fracture du nez et sans doute une fracture du maxillaire. »
Voici deux autres témoignages, datant quant à eux du 7 juin. La situation est la même. Cela se passe ici dans le quartier de Montparnasse :
« J’ai assisté mercredi 8 mai à 1 h 30 du matin, boulevard du Montparnasse, à l’assaut donné contre « Le Select ». Ils ont chargé droit sur le café dont les grilles étaient fermées, et dont les consommateurs étaient de paisibles noctambules.
Après avoir demandé au directeur de faire sortir tous les clients, celui-ci s’y est opposé en disant qu’il n’y avait aucun manifestant. Ils ont alors cassé les glaces et ont envoyé des grenades lacrymogènes. Ensuite, ils sont partis sur les manifestants et ont forcé un autre café où d’autres personnes ont été blessées. »
Et, un autre, plus tard dans la soirée :
« Il est deux heures du matin, mercredi 8 mai je viens d’entrer avec un ami dans le café « le Rond- Point» boulevard Montparnasse. Nous sommes sur le point de nous asseoir quand un homme entre en courant; il est pourchassé par les C.R.S.
Presque immédiatement le gérant du café éteint les lumières et ferme la porte à clé; un ou plusieurs policiers brisent une partie du vitrage et lancent des grenades.
La première des grenades est tombée tout près de mon ami : c’était une grenade lacrymogène en verre. Je ne sais pas combien de grenades ont été lancées mais l’atmosphère est devenue irrespirable au point que l’on était près de perdre conscience.
Le gérant du café a évité la panique en criant de se masser au fond du café; pendant cinq à dix minutes nous sommes restés accroupis dans le silence car personne n’avait la force de bouger. Ce silence était ponctué par des toux incessantes. Certaines personnes vomissaient…
Le gérant du café a surveillé la situation à l’extérieur et quand il a vu que la densité des C.R.S. diminuait il a conseillé aux gens de sortir par un ou par deux. Nous étions encore en état de bouger et nous sommes partis ainsi. Un C.R.S. nous a poursuivis à coups de matraque. »