Djibouti est historiquement une partie de la Somalie davantage liée à l’Orient, à la croisée de l’Océan Indien et de la Méditerranée, plutôt qu’à l’intérieur du continent africain. La présence française dans le territoire se développe dès les années 1840 dans la perspective de l’ouverture du Canal de Suez, construit en Égypte par des capitalistes français et les anglais.
En 1862, cinq ans avant l’inauguration du Canal, l’armée française du Second Empire de Napoléon III, dans le cadre de sa politique impérialiste, établit une petite colonie à Obock, dans l’actuelle partie nord du territoire de Djibouti, afin de contrebalancer la présence britannique à Aden, au Yémen, de l’autre côté du détroit de Bab el-Manbed. La colonie se développe surtout à partir des années 1880, dans le cadre de la violente compétition impérialiste qui oppose alors les puissances de l’Europe occidentale en Afrique.
L’armée française déplace alors le siège de la colonie vers l’actuel site de Djibouti et l’État républicain encourage le développement des activités commerciales. C’est l’époque où le poète Arthur Rimbaud parcourt la région et commerce avec le roi Ménélik d’Ethiopie.
L’accès à l’Éthiopie, principal foyer de peuplement et d’activité de la région, constitue alors l’enjeu principal de la rivalité dans la région entre les puissances impérialistes françaises, britanniques et italiennes, qui mettent en coupe réglée la côte de Somalie et d’Érythrée. Djibouti est alors définitivement arrachée à l’influence ottomane, déjà toute formelle, et devient une colonie en 1896 sous le nom de « Côte française des Somalis et dépendances ».
L’édification du chemin de fer reliant le nouveau port de Djibouti à la nouvelle capitale éthiopienne Abbis Abeda, achevé en 1917, entraîne le rapide développement des deux agglomérations, Djibouti devenant depuis le principal débouché maritime de l’Éthiopie.
Les autorités coloniales françaises, appuyées sur l’armée et l’Église catholique, organisent alors formellement la ségrégation ethnique entre les Afars, nomades du nord et les Somalis, divisés en tribus dont la principale est celle des Issas. Dans les deux groupes, une élite francophone est formée, mais les tensions entre les deux ethnies, attisées par l’organisation coloniale, se développent et perdurent jusqu’à nos jours, le développement national inabouti n’ayant toujours pas vaincu cet écueil.
Après la Seconde Guerre Mondiale, Djibouti devient un port franc, maintenu sous contrôle français, mais avec une influence croissante de la puissance impérialiste américaine. Le territoire est secoué par de violentes émeutes durant les années 1960, violemment réprimées par l’armée française et particulièrement par la Légion Étrangère, notamment lors de la visite du Général De Gaulle le 26 août 1966. Finalement, le 27 juin 1977, la République de Djibouti est proclamée par l’élite francophone contrôlée par Paris, qui maintient une forte présence militaire et conserve un quasi monopole sur les institutions éducatives supérieures et sanitaires du pays et sur son économie par le biais de ses entreprises monopolistiques. Près de 60% du PIB se fait encore en lien direct avec les entreprises françaises aujourd’hui.
Jusqu’aux début des années 2000, Djibouti est toujours en proie à de violentes révoltes, les unes opposants les deux ethnies principales pour le contrôle du pouvoir, les autres opposants les nationaux de la ville de Djibouti aux nombreux travailleurs étrangers recrutés pour les activités portuaires en particulier. Et ceci sans parler des nombreux réfugiés parqués dans les camps du HCR dont le nombre s’est encore accru ses dernières années.
Après les attentats de 2001 aux États-Unis, et dans le contexte du développement des échanges maritimes conteneurisés dans l’Océan Indien, Djibouti devient une place majeure du commerce maritime eurasiatique, tournant le dos à son hinterland africain, alors que l’Éthiopie et la Somalie s’effondrent et que se développent les réseaux du terrorisme islamique et la piraterie.
Mais Djibouti manquant de structures étatiques fortes et notamment en matière éducative, le pays ne peut espérer devenir une sorte de Singapour africain, et passe presque immédiatement sous contrôle étranger. Les États-Unis y installent dès 2002 une base opérationnelle d’au moins 1000 hommes, considérée comme étant dans une « zone de guerre » par l’armée américaine, chargée d’abord de lutter contre les réseaux liés à Al-Quaeda, puis à la piraterie, puis de nouveau à Al-Quaeda depuis l’effondrement du Yémen.
Parallèlement, l’Allemagne y installe elle aussi sa première base maritime à l’étranger. Mais depuis le début des années 2010, Djibouti est devenu un des enjeux de la nouvelle lutte inter-impérialiste qui s’annonce. Le port autonome est ainsi depuis 2013 sous le contrôle de l’opérateur DP-World, une firme monopolistique émiratie, de Dubaï, spécialisée dans la gestion des ports à conteneurs qui opère dans la plupart des ports chinois et européens (comme Rotterdam et Marseille) notamment depuis sa fusion-acquisition avec le britannique P&O.
Les Émirats Arabes, armés par la France, ont d’ailleurs ouverts à cette occasion eux aussi une installation militaire à Djibouti. Cet élan a incité la République « Populaire » de Chine à s’intéresser elle aussi à Djibouti dans le cadre de son expansion à visée impérialiste vers l’Afrique.
La Chine a ainsi participé à restaurer la ligne ferroviaire vers l’Éthiopie et a installé à Djibouti une base de quelques centaines de soldats, appelée néanmoins à pouvoir accueillir éventuellement jusqu’à 10 000 soldats, soit presque autant que l’ensemble des forces armées nationales et trois fois plus que tous les autres pays réunis. Inquiet de l’expansion chinoise, le Japon à son tour y a installé sa première base navale extérieure. A parler clairement donc, Djibouti est en train de devenir une poudrière. La presse bourgeoise, notamment le Figaro, comme les commentateurs bourgeois en géopolitique, ont saisit cet enjeu, mais bien entendu dans une perspective de défense de l’impérialisme français.
C’est la raison pour laquelle la Gauche de notre pays ne peut pas fermer les yeux sur cette question. La tâche historique de la Gauche est d’œuvrer partout à l’amitié internationale et à la paix et de lutter contre l’impérialisme de son propre État. Or que voyons-nous ?
L’armée française dispose à Djibouti de sa plus importante base hors de notre territoire national, déjà particulièrement étendu à l’échelle mondiale du fait du maintien, et souvent brutalement, de certains territoire sous contrôle direct français. La présence militaire française à Djibouti est actuellement régie par un accord signé en 2014, selon lequel en contrepartie d’un versement annuel forfaitaire de 30 millions d’euros, les Forces Françaises de Djibouti (FFDj) bénéficient d’une totale immunité fiscale. L’effectif permanent sur place oscille entre 1000 et 2000 personnes en fonction des années.
L’armée française étant en outre chargée d’une mission de formation, de soutien à l’armée nationale et de coopération notamment en matière médicale. Il faut dire qu’en dépit de toutes ces « attentions » impérialistes y compris française au premier rang, ni l’eau courante potable, ni l’électricité, ni l’accès à la scolarisation de base de la population locale n’est assurée hors de la ville de Djibouti et que le paludisme y continue d’y être endémique en zone rurale.
Le dispositif militaire français à Djibouti est aussi le seul à être complet, toutes les armées y étant représentées. L’armée de Terre y stationne ainsi une unité d’élite, la seule de forme interarmées, disposant d’unités d’infanterie, de blindés et de moyens aériens propres : le 5e RIOM, en mesure d’être projeté n’importe où dans la région, notamment en Centrafrique par exemple.
C’est aussi une unité chargée de la formation, non seulement des forces nationales, mais aussi des unités militaires alliées comme celles des Américains via son « centre d’entraînement au combat et d’aguerrissement de Djibouti » (CECAD). Cette unité maintient des traditions particulièrement réactionnaires, sa devise « fier et fort » et ses liens historiques avec les unités de marine coloniale, les marsouins (infanterie) et les bigors (artillerie), fait qu’il n’est pas rare d’y entendre encore le cri de guerre « Et au nom de Dieu, vive la coloniale ! », liée au souvenir du Père missionnaire Charles de Foucauld, lors des cérémonies ou avant les engagements. Cette unité est encore renforcée par la présence de moyens de l’armée de l’Air (chasse aérienne et batterie de missiles) et bien entendu de la Marine (moyens logistiques et forces spéciales).
Les liens historiques entre notre pays et Djibouti imposent à la Gauche de notre pays de rompre avec toute forme d’impérialisme contre Djibouti.
D’autant que la concentration croissante de moyens militaires de puissances expansionnistes y impose d’assumer, même unilatéralement, un désengagement avant de dénoncer totalement toute présence militaire étrangère sur le sol de Djibouti. L’armée française doit donc se retirer totalement de ce territoire, ses bases et ses moyens militaires doivent être entièrement démantelés et les troupes stationnées réformées et dissoutes, notamment en ce qui concerne bien sûr le 5e RIOM.
Bien entendu, ce démantèlement et ce retrait ne doit pas signifier l’abandon pur et simple du peuple de Djibouti à son sort, c’est-à-dire aux appétits des autres puissances impérialistes ou expansionnistes.
Il y a lieu de considérer que les 30 millions alloués annuellement à la corruption du régime puissent déjà rapidement servir à développer les moyens sanitaires et éducatifs, notamment dans les zones rurales. Aussi, que par le biais de la francophonie, on sorte d’une logique de soutien aux élites corrompues pour passer à une logique d’échange idéologique et politique d’émancipation populaire, en soutenant l’alphabétisation en somali et en afar, langues officielles écrites en alphabet latin, vers lesquelles il faut développer traductions et bilinguisme en vue de soutenir une élévation générale du niveau d’éducation et une aspiration au développement de la démocratie contre le régime et contre les forces militaires étrangères stationnées à Djibouti.
Il est aussi important de développer une volonté de ré-ancrer Djibouti dans son environnement local plutôt que comme base commerciale au profit des intérêts capitalistes mondialisés. Bien entendu, un tel redéploiement sera aussi une manière de désengager les monopoles français de ce territoire, ce qui est une bonne nouvelle pour le peuple de Djibouti et pour le nôtre.
Il faut aussi dire qu’il ne s’agit aussi ici de sortir de toute logique « géopolitique » c’est-à-dire impérialiste de la francophonie, ce que par exemple la France Insoumise de Mélenchon ne parvient pas à accepter, pour masquer ses illusions sur une « géopolitique alternative ». Notre relation francophone avec Djibouti se résume concrètement à un simple appareil de contrôle des élites.
Le pays ne compte, expatriés compris, que 2 à 3% de francophones. Il appartient donc à la Gauche de valoriser par la langue française, mais vers les langues nationales majoritairement parlées à Djibouti un échange éducatif durable dans une perspective de développement nationale propre. Le français doit donc être considéré comme une langue de communication internationale et d’ouverture, au même titre d’ailleurs que l’anglais et l’arabe, mais l’éducation massive du peuple de Djibouti ne se fera qu’en afar et en Somali. Militer contre la présence militaire française à Djibouti et pour le développement d’une amitié populaire et internationaliste dans un esprit démocratique, est un devoir indiscutable de la Gauche française, il n’y a pas à chercher à maintenir une raison à la présence militaire française à Djibouti, il faut briser l’impérialisme de notre pays et rompre avec tout le charabia « géopolitique » et « pragmatique » qui cherche à le justifier.