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Avec des émigrants slovaques des années 1920 embarquant de France pour les États-Unis

Nous arrivons au Havre un dimanche matin cinglé par la pluie. Il est cinq heures.
les Slovaques se traînent hors des wagons, les paupières collées, clignant des yeux. Ils se rassemblent autour des employés de la compagnie maritime. Un autobus prend armes et bagages.

L’autobus rempli de Slovaques ne part pas vers l’est en direction du port, mais d’abord vers l’ouest, à Graville, une ville de banlieue. Les rues ici n’ont souvent pas une seule fenêtre : les murs encerclent des hangars, des entrepôts de charbon, des usines. De misérables maisons d’ouvriers ici et là. Des rails de chemin de fer sont posés sur la chaussée pour les trains de marchandises qui vont au port. La voie n’est pas pavée.

L’une des rues s’appelle « la rue de Blanqui », d’après le théoricien de l’insurrection. Des affiches sont collées aux murs : « La Société Générale des travailleurs du bâtiment déclare la grève », « L’Union des syndicats appelle à une réunion à 20 heures 30 » ; « ordre du jour : les conditions salariales des chargeurs de marchandises » . Autres affiches ; « Donnez pour la Russie affamée ! », « Vive la IIIe Internationale ! ».

Le drapeau de la compagnie maritime flotte au-dessus d’un petit porche donnant sur le boulevard Sadi Carnot. C’est là que l’autobus fait halte, et les Slovaques sortent en dégringolant, inquiets pour leurs sacs qu’ils font passer à ceux déjà sortis du véhicule.

Une cour. Elle est bordée par une baraque de plain-pied, une maison à un étage, une palissade et, à gauche de l’entrée, des cabanes de bois, où le gérant a son bureau et son logis. Le tout fait penser à la propriété d’un attrapeur de chiens mais c’est une station d’épouillage, enfin, plus noblement dit, l’Établissement de désinfection à Graville. Nous attendons à la fin de la collecte de documents debout dans la cour où il pleut à torrents. Les coulées de pluie enduisent les murs d’une couche de laque grise. Les Slovaques se tiennent devant, fatigués, tremblants.

Qui a déjà été en Slovaquie et vu ses processions de couleurs éclatantes que pas un Uprka n’a sur sa palette, les couronnes de verre argenté posées sur les têtes des filles, les fleurs radieuses des foulards, les grandes bottes cirées miroitantes, les boutons ronds brillants comme de l’or, tout cela dans un décor de blés mûrs et de belles forêts – qui a vu la Slovaquie et la revoit aujourd’hui voit son humeur se faire aussi morne qu’une journée pluvieuse.

Une salle immense reçoit le flux d’émigrants, un dortoir de cent soixante-quinze châssis comportant chacun deux couches superposées. La personne dormant en haut doit poser son pied sur le « lit » du dessous pour grimper sur le sien. On ne couche pas sur de matelas, mais sur des toiles à voile tendues entre les quatre barres horizontales des châssis, sorte de hamac plus large que de coutume. Au bout des châssis sont fixés des crochets pour suspendre les sacs.

Cette salle où les nouveaux arrivants vont passer la journée et la nuit du dimanche est d’un aspect déplaisant et équivoque. Hommes, femmes, filles, garçons et enfants sont ensemble. Cent émigrants polonais arrivés la veille dorment dans la même pièce et dévisagent les Slovaques d’un air désapprobateur.

Dans la Restiction Bill du 3 juin 1921, les États-Unis ont limité l’émigration de telle sorte que chaque nation établie en Amérique du Nord avant l’an 1914 n’a le droit de faire émigrer que trois pour cent supplémentaire par an. « Seulement » trente-quatre mille personnes par an ont désormais l’autorisation de quitter la Tchécoslovaquie pour la terre promise. Pour être plus précis, le registration officer de Prague attribue un registration number à deux mille huit cent cinquante-quatre personne par mois (avec son nombre d’émigrants, la Tchécoslovaquie se place en troisième position mondiale -l’Angleterre et l’Allemagne sont en tête).

Qui arrive trop tard, comme notre Slovaque par exemple, doit attendre le mois suivant dans les baraques de Lieben ou au Hradschin. Ce nombre peut être dépassé de vingt pour cent uniquement pour les personnes appartenant aux catégorise professionnelles qui suivent, mentionnées en annexe de la loi : acteurs, artistes, chanteurs, infirmières, prêtres de toutes confessions, professeurs de l’enseignement secondaire ou supérieur et toutes personnes exerçant un métier requérant un niveau d’études élevé. Quant aux domestiques, ils peuvent émigrer aux États-Unis à tout moment et sans limitation de nombre.

[Egon Erwin Kisch, Traversée de la France avec des émigrants.]