Si le mouvement des gilets jaunes a été déterminé par les artisans, commerçants indépendants, etc., il a charrié avec lui une vraie vigueur ouvrière. Cela correspond à toute une réaffirmation historique, replaçant la classe ouvrière comme élément central de toute orientation conséquente.
Les Gilets Jaunes sont l’expression de la contradiction ville-campagne. C’est une crise objective du mode de vie de la population vivant et travaillant en dehors des grandes villes. En ce sens, si le mouvement est largement dirigé socialement et idéologiquement par la petite-bourgeoisie, notamment les commerçants, artisans, indépendants, etc., il est indéniable qu’une partie de la classe ouvrière a été absorbée dans la dynamique.
La naissance de la gauche moderne s’est faite avec la formation du mouvement ouvrier. À partir de 1789-1793, les courants de gauche puisent leur dynamique dans la mobilisation des classes populaires et c’est au XIXe siècle que la classe ouvrière, délimitée par un mode de vie précis, devient centrale pour la Gauche.
Des années 1930 aux années 1970, la classe ouvrière se trouvent à l’avant-poste de la contestation sociale et politique. La SFIC et la CGT-U (puis CGT) parviennent à organiser les parties les plus avancées de la classe dans des interventions historiques déterminantes.
Sans les ouvriers organisés, pas de conquêtes sociales en 1936. Sans les ouvriers organisés, pas de résistance armée en 1942-1944. Sans les ouvriers organisés, pas de lutte anti-coloniale dans les années 1950. Sans les ouvriers organisés, pas d’offensive réelle dans les années 1970.
En bref, la classe ouvrière est depuis l’avènement du capitalisme, la classe motrice de l’Histoire. Ce n’est pas une vue gauchiste de l’esprit mais un fait historique. Ce réalisme politique était tellement acquis dans les années 1968 que ce ne sont pas moins de 3 000 militants révolutionnaires d’extraction non ouvrière qui ont effectué une rupture sociale pour s’établir en « zone ouvrière ».
Mais cet acquis majeur de la Gauche depuis le XIXe siècle a toujours plus reflué à partir des années 1980. En cause, notamment, l’enfermement dans une logique syndicale des militants « établis » broyés sous le poids de la restructuration sociale et le grand lessivage idéologique des années Mitterrand.
Il s’en est suivi une grande période où la classe ouvrière fut qualifiée de « dépassée », voire au pire « morte ». La lutte des classes a bien évidemment continué, mais la Gauche, toujours plus aliénée dans les milieux universitaires et intellectuels des grandes villes, s’est séparé de la classe ouvrière. La stratégique « centralité ouvrière » a été jeté par dessus bords.
Cette transformation politique et idéologique explique d’ailleurs pourquoi l’extrême-gauche a loupé la grande rébellion de novembre 2005. Justement, cette grande rébellion a failli, entre autres, à cause de l’absence d’unité organique de la classe ouvrière et unifier le peuple c’est le rôle historique de la Gauche.
Avec ce mouvement des gilets jaunes, la Gauche se retrouve face à ses propres errements politiques et idéologiques depuis 30 ans. Elle s’aperçoit que la classe ouvrière existe toujours, mais elle la retrouve largement façonnée par le dernier cycle d’accumulation capitaliste, celui de l’industrialisation des campagnes, de la flexibilité sociale, de la production à flux-tendu avec ses zones industrielles éclatées, de l’accès des ouvriers à la propriété individuelle, etc.
C’est une classe ouvrière enfermée dans le rêve pavillonnaire, individualisée par la voiture et le supermarché, désabusée par l’ennui culturel des zones rurbaines. Le rond-point devient la cristallisation du mouvement, lieu représentatif du cycle capitaliste basé sur la centralité de la logistique routière, du flux-tendu. C’est une classe qui n’est plus dans la banlieue très proche, mais est concentrée dans la misère pavillonnaire à plusieurs dizaines de kilomètres de la ville.
En ce sens, et ce sens seulement, les gilets jaunes comportement un aspect positif. C’est le fait que les ouvriers se remettent au centre du processus politique mais non pas de manière passive comme vivier électoral (comme avec Sarkozy et son « travailler plus ») mais comme acteur collectif dans l’histoire.
Ce « retour » de la centralité ouvrière intervient toutefois dans un moment où il est « trop tard » pour que la Gauche puisse intervenir de manière constructive dans le mouvement.
Elle paye le prix de son éloignement social, spatial, et idéologique et faire une « auto-critique » ne peut se faire par un rattachement hâtif et opportuniste dans le mouvement.
Cette auto-critique, elle devait avoir lieu en novembre 2005, là où la jeunesse ouvrière de tout le pays s’est insurgée contre l’ordre établi mais s’est retrouvée isolée des zones pavillonnaires.
Or, entre novembre 2005 et novembre 2018, c’est une décennie d’inlassable montée du fascisme à laquelle nous avons assisté. C’est l’essor de la propagande de l’Internet avec l’extrême-droite qui a saisi le coche culturel lorsque l’extrême-gauche, par romantisme absurde, l’a rejeté au nom de la « vie réelle ». C’est la décennie de la « fachosphère ».
Pourtant la révolte des gilets Jaunes aurait dû être une étape nouvelle et supérieure de la rébellion de novembre 2005. La « centralité ouvrière » des années 1960-1970, principe essentiellement gauchiste, se retrouve dans les années 2010 sous hégémonie fasciste. Les gilets jaunes démontrent sans faille la mise en branle spontanée des masses populaires et rappellent à la Gauche ce qu’elle avait largement oublié : l’histoire est faite par les grandes forces populaires.
Il n’empêche pas que cela doit alerter les forces progressistes sincères de l’impasse de la gauche postmoderne, dépendante de la petite-bourgeoisie culturelle des grandes villes, tout autant que de l’absurdité du syndicalisme. La classe ouvrière montre ici qu’elle conserve une mémoire de classe comme en atteste les référence (erronées) à Mai 68 alors qu’il a été souvent dit que la mémoire ouvrière n’existait pas à propos de ce mouvement.
L’avenir appartient à la Gauche qui saisit cette centralité ouvrière dans toutes ses dimensions car l’hégémonie fasciste qui actuellement bloque tout n’est qu’un détour temporaire dans la bataille inéluctable pour le Socialisme.