Depuis le début du mouvement dit des « Gilets Jaunes », les références à Mai 68 se multiplient. Ces références ont quelque chose de juste : elles témoignent de l’ancrage profond de ce grand bouleversement historique dans le cœur des masses populaires. La grande masse des gens sait que la rupture se réalise dans la confrontation avec le centre des institutions, en dehors des cadres pacifiés de la contestation. C’est là le sens du « retour » de la « centralité ouvrière ».
Mais en rester à ce simple constat, ce serait faire preuve d’un formalisme qui enferme la Gauche depuis bien trop longtemps dans la passivité idéologique. Les comparaisons à Mai 68 illustrent aussi un autre aspect qui est la détérioration terrible de la conscience de classe.
Mai 68 fut une contestation autonome de tout l’ordre social établi. Ce ne fut pas une simple « protestation », un « coup de gueule » réductible à une juxtaposition de « colères ». L’autonomie de est essentielle à Mai 68, puisqu’il émerge d’organismes à la gauche du PCF/CGT et généralise le principe de l’assemblée (ouvrière et étudiante) avec le principe de l’extra-parlementarisme.
Il y a une remise en cause profonde de l’ordre social avec une « subversion » de la société (les étudiants d’origine petite-bourgeoise qui vont à l’usine, les artistes qui se mettent « au service du peuple »). Il y a une critique de la société de consommation, des rapports sexuels, de la vie individuelle. Les courants gauchistes structurent des milliers de personnes et le marxisme a l’hégémonie culturelle. Tout se reflète dans un style militant, une agitation typique de cette époque. Ce style, cette culture se traduisent par exemple par la création d’affiches aux slogans originales.
Dans le même temps, les forces de droite s’unissent et c’est un million de personnes qui manifestent le 30 mai 1968 ; la gauche et la droite s’affrontant, jusqu’à ce que certains y voient le prélude à une « guerre civile ».
Lorsque l’on sait un minimum tout cela, est-il bien sérieux de prendre pour « argent comptant » la comparaison des Gilets jaunes avec Mai 68 ? Comme le dit le dicton populaire, « comparaison n’est pas raison » et cela est vrai pour notre cas actuel.
Plusieurs caractéristiques devraient alerter la Gauche : où est l’activisme des Gilets jaunes, en dehors d’une occupation stérile d’un rond-point ? Où sont les affiches exprimant une critique concrète de la vie quotidienne ? Sans grève interprofessionnelle, où est la rupture réelle avec les institutions ?
De ce point de vue, la révolte de novembre 2005 a bien plus un rapport avec Mai 68. Le font culturel, de la musique « Qu’est-ce-qu’on attend ? » de NTM au film « Ma cité va craquer », exprimait une critique profonde avec la vie quotidienne (par exemple l’enfermement dans les tours bétonnées). Alors que Mai 68, la faculté et l’usine sont occupées grâce à la grève, c’est le lieu de vie direct qui est attaqué par les émeutiers de 2005. Dans les gilets jaunes, on peut tout voir sauf Mai 68 : c’est la marseillaise qui chantée, c’est le drapeau tricolore qui est brandi, c’est le refus des taxes qui cimente, c’est l’antiparlementarisme qui oriente. L’occupation des rond-points, bien que stratégique dans le capitalisme avancé, relève ici bien plus de l’enfermement objectif dans un mode de vie plutôt que de son émancipation.
Le recours à Mai est ainsi révélateur du pillage historique qu’effectue la petite-bourgeoisie radicalisée par le fascisme. Elle se prétend être à l’avant-garde de l’Histoire, alors que son héritage se situe en réalité bien plus dans le poujadisme et le boulangisme que dans Mai 68.
Il ne faut pas se laisser embrumer par l’apparence sociale de la contestation : déjà le boulangisme à la fin du XIXe siècle prétendait à l’action sociale et revendiquait l’héritage de la Commune de Paris, favorisant le ralliement de nombreux ex-communards (blanquistes surtout) au mouvement.
Au fond, lorsque l’amnésie idéologique règne sur un grand mouvement d’émancipation, le fascisme s’engouffre dans la brèche pour tout désorienter, tout paralyser. C’est le cas pour l’actuelle mouvement des gilets jaunes.
Mais alors qu’en est-il de la composante ouvrière qui développe ses références à Mai 68 ? Est-elle simplement déformée par la petite-bourgeoise ?Il y a, sans aucun doute, un parasite idéologique effectué par l’attitude colérique de la petite-bourgeoisie mais cela n’est qu’un aspect du problème car la classe ouvrière développe ses propres références. Celles-ci sont cependant d’ordre purement économiques ; Mai 68 n’ayant été qu’un gros mouvement syndical qui obtenu des « avancées sociales ». Tout le contenu idéologique et politique, notamment incarnée par la jeunesse ouvrière, est mis à la poubelle : il y a une amnésie ouvrière.
Alors, à qui la faute ? Les principaux responsables sont à rechercher du côté des anciens activistes de Mai 68 eux-mêmes qui se sont réfugiés au cours des années 1990 dans le syndicalisme et l’altermondialisme – qui est fut un relais à l’objectif au populisme avec sa critique de l’ « oligarchie financière ».
La stabilisation d’un héritage ouvrière de Mai 68 a été rendu impossible du fait que les ouvriers ont été « déplacés » vers la péri-urbanité lorsque les « ex » dirigeants soixante-huitards se sont rapprochés de la ville par la poursuite de carrières universitaires. Les « ex » restés au plus près des ouvriers ont fini par se décomposer dans le syndicalisme, effaçant toujours plus le contenu culturel des années 68.
On se retrouve alors cinquante ans plus tard avec une classe ouvrière qui a maintenu un héritage, mais en l’absence d’une continuité dans les cadres politiques, en a liquidé les principes fondateurs. Les références à Mai 68 par les gilets jaunes expriment ainsi un double aspect : d’un côté, il y a le maintien d’une mémoire de classe, et d’une autre côté il y a le dévoiement de cette mémoire de classe. Il y a le forme et il y a le fond.
La forme, c’est Mai 68 vu à travers l’émeute, les voitures brûlées et les confrontations avec la police. Le fond, c’est l’hégémonie culturelle de cette époque, marquée par la prégnance du socialisme et de ses symboles. Lorsqu’un mouvement social dynamite le fond d’un événement pour en garder seulement la forme, c’est ce qu’on appelle du « révisionnisme ». C’est l’attitude typique des couches sociales petites-bourgeoises qui, empêtrées dans leur irrationalité et se pensant au centre de l’Histoire, sont obligées de travestir la réalité.
Or, le fond est toujours l’aspect principal et cela doit amener la Gauche à se positionner en faveur d’un véritable travail de formation des cadres politiques au cœur de la classe ouvrière. L’abandon de toute dynamique idéologique, de toute formation de cadres ouvriers renforcent la voie du populisme et du fascisme car lorsqu’il y a une faille ouverte pour le pillage historique, les luttes de classe sont désorientées. C’est le sens de la comparaison des Gilets jaunes avec Mai 68.