Pour être à même lire, il faut avoir vécu un peu, mais surtout vivre encore. Le besoin de lecture s’efface par conséquent, dans une société où tout est observation neutre, regard froid, repli individuel sur un moi inaccessible au reste du monde.
Voyons les choses en face : les gens ne lisent plus. Qu’ils soient riches ou pauvres, cultivés ou pas, ils ne lisent plus. Non pas que l’activité de la lecture n’existe plus, d’ailleurs avec internet, on n’a peut-être jamais autant lu. Sauf que ce qui est écrit n’est qu’une sous-écriture, dan le fond et dans la forme. Ce qui est véritablement écrit, plus personne ne le lit.
Ce phénomène de décadence correspond à la fois à la facilité, à l’absence de goût et l’incapacité à trouver ce qui est appréciable. Ce qui est appréciable ne l’est donc plus. La littérature s’est réduite au divertissement, à de la lecture facile écrite en grosse police, sans trop de vocabulaire, avec des thématiques toujours répétées.
Les écrits intellectuels consistent en des résumés de résumés de résumés, seul l’auteur au bout de la chaîne ayant réellement lu et étudié. D’ailleurs, le jeu des références universitaires fait qu’il ne faut jamais s’appuyer tant sur l’auteur que sur les analystes, au nom de « l’objectivité ».
Ce mot, qu’il a été déformé, vidé de son sens ! Car la seule objectivité, on l’a dans la pratique, dans le réel, et donc dans la subjectivité s’y confrontant. Est objectif non pas l’observateur, mais celui, celle qui s’implique, qui vit la chose. Barbusse au front en 1914, Lénine en octobre 1917, Léon Blum à la tête du gouvernement de Front populaire, sont d’une objectivité bien supérieur aux observateurs, car ils sont protagonistes, ils vivent le phénomène.
Ils ressentent la chose au plus profond d’eux, ils la ressentent, ils la sont. C’est le sens d’ailleurs des arts, de la littérature, du cinéma, et voilà pourquoi les gens ne s’intéressent plus à l’art, ne lisent plus : ils ne comprennent pas qu’il y ait des choses qui puissent être montrées, dites, vécues.
Il est difficile d’imaginer quelle terrible frustration doit exister dans la société française, incapable de lire. Madame Bovary n’était pas frustrée parce qu’elle lisait, mais malgré sa lecture, qui révélait son manque de vécu. Que doit-il en être pour quelqu’un qui ne lit même pas, qui n’a même pas conscience des terribles manquements à sa vie intérieure ?
Ce qui est marquant aussi, c’est au-delà de la lecture, la fainéantise devant l’effort soutenu exigé, le recul devant l’attention à porter au sens des mots et des phrases, le dédain pour la complexité, le mépris pour l’esthétique, l’absence de curiosité. L’humanité devient tel un lac asséché, où il ne reste que quelques bateaux échoués sur le sable.
Et malgré à cela, à cause cela, les gens prétendent être plus objectifs que jamais. Ils seraient dans le réel, car ils ne lisent justement pas de romans. Ils sauraient ce qu’est la réalité, précisément parce qu’ils fuient les romans.
Ce constat que peut faire aisément chaque personne qui, elle, lit et l’assume, est peut-être la chose la plus décourageante qui soit. Constater l’aliénation prendre une forme matérielle tout à fait concrète, sûre d’elle-même et prétendant au réel, met sensiblement mal à l’aise, on se dit que tout est perdu.
Le capitalisme a-t-il tellement mutilé les esprits qu’il ne serait absolument plus possible de récupérer cette capacité de lecture, de saisie du sens, de développement de sa personnalité ? Il faut le rappeler, encore et encore : la civilisation est à un tournant.