A chaque crise politique, il ressort d’une manière ou d’une autre dans notre pays la référence historique aux « cahiers de doléances » et plus largement à l’expérience historique qu’a constitué la convocation des États Généraux entre le mois de janvier et de mars 1789.
Il y a dans cette épisode une réelle dimension populaire et même partiellement démocratique. Mais cette expérience a été située historiquement, et s’y référer aujourd’hui ne peut-être autre chose qu’une flatterie démagogique servant la dérive populiste contre toutes les exigences populaires à la véritable démocratie.
Le 21 janvier 1789, le roi de France Louis XVI lançait donc depuis Versailles la convocation des États Généraux du Royaume, sur la base d’une vieille institution féodale abandonnée depuis 1614. Les États Généraux étaient en effet jusque-là une assemblée à vocation fiscale censée représenter tout le Royaume organisé par « États » ou Ordres : le Clergé et la Noblesse d’un côté, en charge de l’appareil d’État, et de l’autre, le « Tiers État » regroupant l’ensemble des habitants en charge de la production et de la circulation des marchandises, largement dominé par les couches bourgeoises de la société française. Le vieil adage féodal concernant la levée de l’impôt était que « ce qui concerne tout le monde, doit être décidé par tous ».
La crise générale que traversait en 1789 le Royaume de France poussait justement à la réforme, il fallait définitivement casser l’ordre féodal et ses privilèges. C’était là l’idée du ministre des Finances de Louis XVI, Jacques Necker, le père de l’auteur Mme de Staël : s’appuyer sur le Tiers État pour obtenir une nouvelle levée d’impôts générale qui concernerait tous les Ordres de manière plus juste. C’est la raison pour laquelle tous les débats, qui mèneront finalement à la dissidence des députés du Tiers État notamment, porteront précisément sur l’organisation des votes au sein de l’Assemblée. Au traditionnel vote par Ordre, défavorisant le Tiers État, il était préféré un vote par tête, avec un doublement des députés du Tiers État, ce qui revenait donc à donner le pouvoir à cet Ordre contre les deux autres.
La convocation des États Généraux sous cette forme est donc déjà une nouveauté qui s’inscrit dans le processus révolutionnaire centré sur l’affirmation de la bourgeoisie, qui porte alors un véritable élan démocratique, tel que concevable dans le cadre d’alors.
Mais surtout, cette convocation est le premier véritable exercice de participation populaire à l’échelle de tout le Royaume, dessinant et affirmant comme jamais auparavant le cadre national français.
D’abord, l’organisation de l’assemblée est minutieusement décidée par le roi et son Conseil. Les ordres sont envoyés depuis le centre vers les masses, en suivant une organisation administrative encore très imparfaite, que la Révolution bourgeoise viendra justement réformer avec les départements et les préfets, jusqu’aux assemblées locales. Il n’existe pas encore de Commune à ce moment, ce découpage sera lui aussi une autre réalisation de la Révolution bourgeoise. Mais la base est déjà là, demandant simplement sa rationalisation. C’est bien d’ailleurs ce qu’exprime l’État royal dans sa lettre de convocation :
« Cependant le respect pour les anciens usages et la nécessité de les concilier avec les circonstances présentes, sans blesser les principes de la justice, ont rendu l’ensemble de l’organisation des prochains États généraux, et toutes les dispositions préalables, très-difficiles et souvent imparfaites. Cet inconvénient n’eût pas existé si l’on eût suivi une marche entièrement libre, et tracée seulement par la raison et par l’équité ; mais Sa Majesté a cru mieux répondre aux vœux de ses peuples, en réservant à l’assemblée des États généraux le soin de remédier aux inégalités qu’on n’a pu éviter, et de préparer pour l’avenir un système plus parfait. »
Il est décidé l’organisation de débats au sein de chaque Ordre dans absolument tout le territoire soumis au roi de France, y compris dans les colonies. Ces débats seront organisés au sein des assemblées régulières de ces Ordres : les assemblées et conseils pour la Noblesse, les différentes institutions religieuses pour le Clergé, à l’exception notable des Hôpitaux et des écoles pourtant sous son contrôle, mais déjà considérées par l’État royal comme des institutions relevant non du Clergé, mais de de facto de l’administration publique.
Concernant le Tiers État en particulier, l’organisation de ces espaces de débats s’est naturellement coulée dans les nombreuses assemblées régulièrement tenues au sein des corporations des arts et métiers ou des arts libéraux dans les villes et dans le cadre des paroisses dans les villages. Mais déjà se sent l’étroitesse de ce cadre issu de la période féodale : les habitants non incorporés dans une profession sont convoqués à titre individuel à l’Hôtel de ville, et les communautés paroissiales rurales sont explicitement placées dans l’orbite d’une ville proche où leurs doléances exprimées au sein de ces assemblées seront synthétisées avec celle de la ville dont elles dépendent. Seule la ville de Paris dispose toutefois d’un cadre municipal institutionnalisé, les autres agglomérations doivent donc développer, sur la base de l’expérience et de l’adaptation, des formes hybrides, qui poussent à briser celui des corporations au profit d’une unité territoriale de la ville basée sur l’Hôtel de ville. Au bout du compte, c’est d’ailleurs à l’Hôtel de ville que tous les cahiers de doléances de la ville et des campagnes alentours seront synthétisés.
Les personnes amenées à participer aux débats sont aussi précisées par l’ordre royal :
« A laquelle assemblée auront droit d’assister tous les habitants composant le tiers-état, nés Français ou naturalisés, âgés de vingt-cinq ans, domiciliés et compris au rôle des impositions, pour concourir à la rédaction des cahiers et à la nomination des députés. »
La participation des femmes est possible, mais elle n’est exprimée que dans le cas des communautés religieuses féminines dans l’Ordre du Clergé et dans celui de femmes tenant un bénéfice, c’est-à-dire une charge publique ou une seigneurie, dans l’Ordre de la Noblesse.
Si la participation populaire est générale, elle est bornée par les formes même de cette organisation décidée par la monarchie, s’appuyant largement sur la bourgeoisie. Partout, y compris dans les villages par le rôle des notaires notamment, c’est elle qui tiendra le premier rôle, assumant la charge de greffier et celle de porter les doléances aux échelons supérieurs. L’écrasante majorité des députés ainsi désignés seront directement issus de la bourgeoisie, qui ne représente qu’une minorité de tout le Tiers État.
L’idée d’exprimer un compte-rendu de chaque assemblée sous la forme d’un cahier de doléance, mettant à l’écrit les décisions ou les voeux de ces assemblées est en soi un témoignage précieux de la culture politique de notre pays à ce moment de son histoire. Pour la première fois, d’une manière aussi généralisée, le peuple s’exprime.
Le délai pour réunir ces assemblées était relativement court : en 94 jours, tout devait être fait et prêt à être remonté à Versailles. Mais leur succès est fulgurant, on en conserve aujourd’hui encore plus de 500, provenant de toute la France. Certains témoignent certes d’une obséquiosité totale à l’égard des traditions et de l’ordre féodal, mais d’autres sont extrêmement revendicatifs, sortent même complètement de l’idée initiale et servile de « doléances » c’est-à-dire d’une demande faite à un supérieur « naturel » avec humilité.
On y trouve des demandes reflétant l’exigence de prendre en main le quotidien, de décider collectivement ce qui est bon pour tous : l’accès à la forêt, la restriction des droits de chasse de la Noblesse, l’inquiétude par rapport à la pollution de telle rivière, la volonté de faire durer ces assemblées, d’étendre encore leurs pouvoirs bien au-delà des seules questions fiscales.
Mais toutes ces revendications populaires n’ont pu trouver leur chemin, car l’élan révolutionnaire était alors tout entier appuyé sur la bourgeoisie, qui était seule en mesure de se dresser contre l’Ordre féodal à bout de souffle et de conquérir l’État, mais non de satisfaire pleinement toutes ces attentes démocratiques. Ce sera là tout le grand succès contradictoire de la Révolution bourgeoise de 1789 et de ses suites, jusqu’à la fin définitive des illusions en 1848.
On a donc là une expérience ayant marqué l’Histoire de notre pays de manière significative, en particulier bien entendu la bourgeoisie. Il y a dans cette référence l’idée d’une participation sous contrôle réussie du peuple, d’une mobilisation bornée. L’idée du gouvernement de réactiver cette expérience en réponse au mouvement des Gilets Jaunes relève donc de la répétition historique forcée, c’est-à-dire de la farce sinistre, qui ne pourra que dégoûter encore davantage les masses de la participation politique dans les formes des institutions officielles.
Tenir aujourd’hui dans les mairies des « cahiers de doléances », organiser de-ci de-là quelques assemblées à la va vite ne produira pas d’effets démocratiques majeurs si les choses en restent dans ce cadre, c’est l’évidence même. Mais cela rassure la petite-bourgeoisie et flatte la culture réactionnaire de la bourgeoisie qui y voit la réitération de ses propres succès, de sa capacité à mobiliser le peuple, que ce soit d’ailleurs en faveur du gouvernement ou non. Toute l’idée du RIC et des débats annoncés s’inscrit dans ce cadre qui relève donc de la pure mobilisation populiste : il s’agit de s’appuyer sur les masses, pas de leur donner le pouvoir. Soit pour confirmer le gouvernement, voire le régime, soit au contraire pour tenter de le renverser au profit d’une autre fraction de la bourgeoisie, en l’occurrence son aile la plus réactionnaire.
Toutes les illusions d’une personne comme Jean-Luc Mélenchon et plus largement même de son mouvement de la France Insoumise tiennent aussi à leur idéalisation complète de ce que fut la Révolution de 1789, qu’ils perçoivent comme un genre de « mouvement citoyen » avant la lettre. C’est-à-dire comme celui qu’ils pensent incarner. Alors même qu’il s’agit désormais d’une pure flatterie démagogique de la bourgeoisie, qui au-delà des luttes entre ses propres fractions, partage entièrement cette idée que le peuple n’est là finalement que pour servir de point d’appui à l’arbitrage d’un conflit borné dans le cadre de ses institutions ou du moins de ses intérêts.
Pour la Gauche, les cahiers de doléances témoignent en revanche tout à la fois de la profonde vitalité, des idées inépuisables et des capacités d’organisation collectives gigantesques de notre peuple, des masses populaires. Mais ils sont aussi un marqueur politique, une étape historique qu’il faut nécessairement dépasser. Ils sont pour le dire clairement, la borne de ce qui relève aujourd’hui de la simple démagogie populiste qui ne mène à rien sinon au fascisme, contre la réelle mobilisation démocratique et populaire, qui pousse avec raison à sortir du cadre, à se réunir collectivement en assemblée et de plus en plus régulièrement, autour de soi, dans son quartier ou au travail.
S’assembler pour discuter de ce qui doit changer, trouver la voie collective pour poser les problèmes et exprimer les solutions, sans plus se mettre à la remorque de la bourgeoisie et de son populisme, ni du cadre de ses institutions, voilà une tâche pratique à laquelle la Gauche toute entière de notre pays doit s’atteler.