La chasse à courre du cerf s’est constituée dans notre pays à l’époque féodale, c’est-à-dire à partir du tournant du IXe siècle, comme un rituel propre à l’aristocratie militaire, et plus encore, à la royauté. Mais dès cette époque, sa constitution a été envisagée dans la perspective de son abolition nécessaire à venir, qu’il est temps de réaliser à notre époque.
La base dont hérite le Moyen Âge fait d’abord de la chasse au cerf une activité indigne, l’animal étant présenté dans la tradition de l’Antiquité comme le symbole de la lâcheté, sa viande comme molle et malsaine. À l’époque romaine, on lui reproche dans la littérature latine sa faiblesse, le fait de fuir devant la meute de chiens qui le poursuit en refusant le combat. À son image, on qualifie d’ailleurs les soldats déserteurs de cervi.
Le poète romain Martial conseille donc aux citoyens nobles ou de bonne réputation de laisser l’animal aux chasseurs des populations rurales asservies, qui leur correspond en tout point : cervi relinques vilico (laisse le cerf aux vilains). Au contraire, on lui oppose, autant dans la tradition latine que dans les récits celtes ou germaniques, la chasse à l’ours ou au sanglier. Ces deux animaux, et en particulier le sanglier, sont affublés d’une image qui permet à l’aristocratie féodale en voie de constitution à la fin de la période antique, de s’affirmer sur le terrain des vertus et du symbole, comme classe combattante, servante de l’ordre public.
Affronter un sanglier devient donc un rituel exprimant le courage, la force et la puissance de cette classe sociale face à un animal que l’on décrit comme fulminant, enragé, ne cédant pas face à la menace, chargeant hors de sa bauge, les soies hérissées, l’oeil enflammé en répandant une odeur épouvantable. Sa chasse nécessite un équipage nombreux de cavaliers et de chiens, dont beaucoup meurent dans la traque, se terminant en un face à face sauvage opposant l’animal acculé et furieux à un homme seul qui se doit de l’empaler et de l’achever au couteau au péril de sa propre vie.
Il s’agit donc là d’un rituel particulièrement brutal et barbare dans sa forme, au point justement où les forces les plus avancées de la féodalité sont poussées à partir du XIIe siècle à entreprendre une progressive mais incomplète mise au pas de la pratique de la chasse sous tous ses aspects, mais en particulier concernant les rituels de la distinction de l’aristocratie.
Tout d’abord, la chasse au sanglier subit une dépréciation, menée notamment par les forces de l’Église. Celle-ci reprend la culture latine et met en forme les récits celtes et germaniques en les annexant au dispositif culturel du christianisme. Le sanglier se voit ainsi doter d’une image peu à peu satanique. La simple reprise mot pour mot des descriptions antiques, latines ou non, permet dans le nouveau cadre, de dresser le portrait d’un animal sauvage, épuisant les meutes, les chevaux et les hommes, qui terminent leur chasse dans un état proche de la transe. Son aspect brutal et sauvage, pousse les clercs à assimiler l’animal, tout comme l’ours, au paganisme, à l’ignorance, à la barbarie.
L’animal en vient à être considéré au cours des XII-XIVe siècles à l’instar du loup comme un simple nuisible malfaisant, responsable de la destruction des vignes ou des cultures, et même on le tient responsable de la mort du roi Philippe le Bel en 1314. Il se range donc à partir de ce point au rang d’une bête qu’on doit désormais éliminer de manière utile et technique, non plus par une chasse à courre à cheval, mais à l’aide de simples rabatteurs piégeant l’animal dans les filets ou des trappes afin de l’éliminer prudemment et sans combat.
En parallèle, la culture chrétienne met progressivement en avant la chasse au cerf, qui se voit valoriser comme proie et doter d’une dimension civilisée, c’est-à-dire dans le cadre historique d’alors, chrétienne. Dès l’époque des Pères de l’Église, à la fin de l’Antiquité, le cerf est assimilé au Christ lui-même en jouant sur l’homophonie latine : cervus/Servus (le cerf/le Sauveur). Dans le même ordre d’idée, le cerf est assimilé à la conversion, au baptême, sur la base du Psaume 42, dans lequel le croyant est assimilé à un cerf assoiffé cherchant la source du Seigneur.
L’animal gagne donc une place dans les registres iconographique mobilisés pour décorer les églises et dans les textes à valeur symbolique ou religieuse. Sa viande enfin est elle-même mise en valeur sur la base du Deutéronome (le livre des commandement de l’Ancien Testament dans la tradition mise en forme par l’Église romaine) qui présente sa chair comme étant la plus pure de toute. Sur cette base culturelle, l’Église entend donc clairement pousser à policer la chasse, à lui donner une dimension chrétienne.
Les récits hagiographiques, présentant la vie de saints comme étant des modèles à suivre, intègrent aussi la présence du cerf comme animal christologique, présentant la conversion de chasseurs apercevant l’animal avec une croix lumineuse entre ses cors.
Ces derniers sont eux aussi progressivement assimilés par la symbolique chrétienne : on note la présence de dix cors, parallèle avec les dix commandements, on note la repousse de ceux-ci comme écho à la Résurrection, on rappelle aussi que Pline, (auteur latin tenu pour être une source des « sciences naturelles » au Moyen Âge), observe que le cerf utilise ses cors pour forcer les serpents à sortir de leur trou avant de les tuer, ce qui fait écho à la lutte du Christ contre Satan. La chasse au cerf devient donc un rituel rejouant la Passion, un sacrifice charitable qu’offre l’animal, dont la traque et l’exécution doivent donc être policées, ritualisées.
En un mot, ne pouvant abolir la chasse dans le contexte de la féodalité, l’Église, comme avant-garde culturelle de la classe aristocratique, a simplement été en mesure de la civiliser par une forme, un contenu, qui correspondait à ses valeurs. Exactement comme elle a cherché pour les mêmes raisons à encadrer la guerre par le mouvement de la Paix de Dieu et par les Croisades.
Finalement, le dispositif même de cette chasse, assimilé à la chasse noble par excellence, finit de facto par raréfier les grandes chasses aristocratiques. La chasse au cerf en effet suppose concrètement la maîtrise juridique de vastes espaces forestiers. En conséquence, la concentration des pouvoirs et le progressif monopole sur les forêts, finit par en faire l’apanage des seuls plus puissants parmi les aristocrates, et surtout du roi lui-même, appuyant ici toute la dynamique féodale à l’élaboration d’un État monarchique centralisé que soutien l’Église. Les traités de véneries qui se développent justement au XIVe siècle à destination de la haute noblesse illustrent le caractère distinctif de la chasse à courre visant le cerf, comme une affirmation sociale de la supériorité et de la domination des grandes dynasties aristocratiques sur la société féodale de France. Parmi eux, le plus célèbre est certainement le Livre de chasse du comte de Foix Gaston Phoebus, et il s’y exprime très précisément ce qu’est alors devenu la chasse à courre :
Toutes les personnes ne sont pas mues de la même volonté ou du même courage, mais elles sont de natures diverses, comme l’a voulu Dieu notre Seigneur, qui ordonna ainsi plusieurs formes de chasse, qui sont de diverses manières afin que chacun put trouver chasse à sa plaisance et selon son État, car les unes appartiennent aux puissants, les autres aux faibles, et je vais donc vous les présenter par ordre. Je commencerai donc par la vénerie des cerfs, comment on les prend à la force des chiens, chasse qui est la plus plaisante qui soit. C’est une bonne chasse que celle du cerf, car c’est belle chose que de bien traquer un cerf, belle chose de le poursuivre, de le courir longuement jusqu’à l’abattre, soit en eau soit sur terre, belle chose la curée, belle chose de bien l’embrocher, de le dépecer et de lever les chairs. C’est une belle bête et plaisante, et je tiens là que ce soit donc la plus noble des chasses.
Si l’action de l’Église dans le cadre de l’essor de la féodalité a eu une incontestable dimension progressiste en faveur de la culture, du soutien de la vie, on saisit immédiatement, et dans le cadre même de la féodalité toutes les limites cependant, toutes les contradictions de cette oeuvre. L’Église n’était pas en mesure de briser l’aristocratie et ses besoins de distinction, au vu de la faiblesse des connaissances scientifiques et de sa capacité d’action bornée par le cadre du féodalisme dont elle était elle-même partie prenante. Elle a donc dû au final abolir ces ambitions morales, elle n’était pas en mesure de pousser à l’abolition concrète et effective de la chasse.
Celle-ci, et en particulier la chasse à courre, est donc restée un rituel aristocratique, un espace permettant l’expression du caractère le plus archaïque de cette classe, dont les racines plongent précisément dans les formes les plus avancées du tribalisme barbare et toute sa brutalité ici prolongée. En dépit de tous les efforts pour faire avancer cette question dans le cadre féodal, cette barbarie suinte encore ouvertement de ce texte du XIVe siècle.
On peut donc mesurer depuis notre époque, en 2019, à quel point le maintien de la chasse à courre constitue un archaïsme réactionnaire exprimant toute la brutalité barbare des éléments les plus attardés du féodalisme. Le sentiment de rejet écoeuré exprimé par les masses face à la chasse à courre, face à la brutalité de son exercice, face à toute l’arrogance anachronique de ses pratiquants qui la prolongent à l’ère de l’exigence démocratique et populaire en faveur de la vie, en faveur d’un rapport harmonieux à la biosphère est donc un sentiment juste, qui va dans le sens du progrès, dans le sens même de l’Histoire.