Les gilets jaunes n’ont pas ébranlé l’ordre social, mais ils ont révélé des failles et ce moment de crise est considéré comme très stressant par des couches sociales éduquées et socialement parfaitement intégrées. C’est le début d’un remue-ménage digne des années 1930.
La manifestation parisienne de dix mille personnes sous la bannière des « foulards rouges » n’est pas du tout quelque chose d’anecdotique. Cette « marche républicaine des libertés » montre au contraire qu’il y a une grande expérience politique en France, même si le niveau idéologique et culturel en rapport avec la politique est au plus bas. Pour dire le niveau, d’ailleurs, ces foulards rouges sont… une allusion aux fêtes de Bayonne.
C’est que les gilets jaunes ont révélé les faiblesses structurelles de la France, une grande puissance en perte de vitesse. Ils ne représentent pas une lutte de classes quelconque, mais sont une expression du ralentissement de la France, de la crise. Et forcément cela inquiète, beaucoup de couches sociales se remuent, agissent, se mettent en branle. Malheureusement pas les ouvriers, évidemment, pas encore.
En l’occurrence, les foulards rouges sont une expression ultra-minoritaire mais très hautement symbolique de couches petites-bourgeoises et bourgeoises éduquées, socialement intégrées, particulièrement posées dans leur style de vie. Forcément, elles sont profondément inquiètes du remue-ménage causé par les gilets jaunes. Ce qui cause des troubles les dérange, les agace, leur rappelle qu’on ne vit pas dans une bulle dont la construction européenne serait l’apogée.
Il faut également prendre en compte que ce qui se passe en France avec les gilets jaunes a attiré l’attention de l’opinion publique mondiale, qui se dit que vraiment les Français ont des mœurs étranges pour laisser un tel chaos se développer, jusqu’aux Champs-Élysées. Cette tolérance, voire ce goût pour la contestation exprimée de manière véhémente surprend, surtout somme toute pour des perspectives extrêmement floues. Ces couches sociales éduquées, mais hors sol, voient les choses de la même manière.
Du côté de l’État et de la haute bourgeoisie, on sait évidemment que les gilets jaunes, la casse, le petit chaos, etc. relève davantage du folklore symbolique qu’autre chose. C’est du théâtre ; cela fait des années que cela existe, c’est une manière de contenir les tensions, d’empêcher une politisation, etc. Ce n’est tout de même pas pour rien que la police laisse la casse se mener régulièrement, par exemple dans le centre-ville de Nantes.
Cependant, du côté des couches petites-bourgeoises et bourgeoises moyennes, urbaines, tout cela est considéré comme très mauvais, très dérangeant. Surtout quand les choses durent. Ces couches sociales, qui sont somme toute le public de Benoît Hamon, d’EELV, et bien évidemment d’Emmanuel Macron. Et elles ne l’ont pas soutenu dès le départ, pour se retrouver dans une telle situation !
Sur Europe 1, l’un des initiateurs des « foulards rouges », Théo Poulard, a très bien résumé cet état d’esprit :
« On n’est pas contre les ‘gilets jaunes’. On est contre les casseurs, les pilleurs et les extrêmes. »
La France n’est évidemment nullement aux mains des casseurs, des pilleurs ; quant aux extrêmes, il n’y a que l’extrême-droite. Mais ce rejet des extrêmes correspond au fonds de commerce de couches sociales républicaines, prêtes à du social, éduquées et intégrées, détestant tout ce qui menace par contre ses intérêts ou semble les menacer. Elles font toujours des efforts pour être dans la tendance à la stabilité : il faut bien se souvenir ici qu’elles ont joué un rôle important dans le cadre du Front populaire. Les radicaux de gauche alliés aux socialistes et aux communistes, ce sont précisément ces couches sociales. Il va de soi qu’en 1981, elles ont joué un rôle essentiel pour la victoire socialiste.
Elles sont donc toujours légitimistes, détestent les confrontations sociales, sans pour autant être réactionnaires. D’où les t-shirts avec inscrits « Stop aux violences » et « J’aime ma République », la banderole « Stop la violence La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale », les slogans « Non, non non à la révolution. Oui, oui, oui à la démocratie », les pancartes « On veut rester libres », « Non à l’intolérance ».
Il va de soi que gagner ces couches sociales sera dans tous les cas une des difficiles tâches de tout mouvement de Gauche cherchant à changer profondément les choses. Cependant, il faut bien voir qu’elles sont déboussolées ; elles voient bien qu’Emmanuel Macron les a plus utilisées qu’autre chose. Leur éloge d’Emmanuel Macron lors de la manifestation d’hier est surtout un appel à ce qu’il revienne dans « leur » camp.
C’est cependant trop tard et c’est bien pour cela que seulement une quinzaine de députés et cinq sénateurs de La République en marche ont participé à la manifestation. Emmanuel Macron représente la bourgeoisie moderniste prête à la marche forcée dans le sens de l’ultra-libéralisme, le contenu « républicain » ne l’intéresse pas du tout. Il suffit d’ailleurs de voir son soutien total aux chasseurs, à la chasse à courre, son arrogance liée à son parcours.
Ces couches sociales vont donc continuer à être ébranlées et les propositions d’une utopie européenne, comme le font EELV et Benoît Hamon, ne les satisferont pas. A la Gauche d’être en mesure de calibrer un rapport productif avec elles, en s’appuyant sur leur rejet des monopoles et leur conscience écologique.