Les gilets jaunes sont l’expression d’une France devenue un terrain vague où l’on construit n’importe où et n’importe comment, où chacun considère qu’il peut faire comme il l’entend. Si les gilets jaunes veulent vivre comme avant, ils n’en représentent pas moins une modernité rejetant tout héritage culturel et historique.
Chaque pays dispose d’un patrimoine d’idées et de luttes, sans parler de certains goûts, de certains centres d’intérêt. Cela n’a de sens cependant que si l’on se place dans un cadre collectif et qu’on ne se réduit pas soi-même au rang de simple individu. Les gilets jaunes récusent cela de manière explicite : ils ne se battent pas pour tous, disent-ils, mais pour chacun. Leur « ennemi » n’est d’ailleurs lui-même pas collectif, mais diffus : ce sont les « taxes ». L’État lui-même n’existe que telle une abstraction et se voit réduit aux « politiques », présentés comme tous corrompus.
C’est là l’expression de la conception de la France comme terrain vague. Les entreprises et ceux qui se considèrent comme de simples individus envisagent comme un droit la capacité à réaliser des projets bancaires, industriels, architecturaux, commerciaux, etc. Ce serait un droit de construire un pavillon où on le peut si on en a les moyens financiers, ce serait un droit de vendre tel ou tel produit s’il y a des clients, même si c’est du cannabis.
C’est le triomphe du principe du contrat et l’un des exemples les plus absurdes de ce principe est le « remplacement » des zones humides. On peut en France détruire une zone humide… si on la « remplace », ce qui évidemment est totalement abstrait et correspond à une mentalité d’apprenti sorcier. Une telle démarche est pourtant cohérente du point de vue de la France comme terrain vague : il y a de la place pour tous dans un terrain vague et tout est possible.
Cela est vrai naturellement pour la culture. Aucune personne de cultivée ne laisserait jamais un gilet jaune devenir ministre de la culture, il y aurait trop la peur que les musées soient fermés car leur entretien est trop cher ou bien que le patrimoine soit vendu à la découpe ! Il n’y a aucune exagération à dire cela : il suffit de voir que les gilets jaunes se prétendent un mouvement radicalement nouveau, sans exemple. Ils agissent également comme si rien n’avait jamais existé avant eux.
C’est vrai d’ailleurs de tous les « révoltés », qu’ils soient à La France Insoumise ou à Génération-s, qu’ils soient anarchistes ou d’ultra-gauche. Il y a eu un grand lessivage, où au maximum on peut s’inspirer ! Mais jamais apprendre, jamais devenir l’élève de quelque chose du passé, jamais prendre des modèles. Un tel lessivage correspond à l’esprit consommateur de l’ultra-libéralisme, avec le « droit » de piocher comme on l’entend et ce dans n’importe quelle situation. La France comme terrain vague, c’est ainsi la France comme supermarché, où les idées relèvent du prêt-à-porter.
Certains disent que c’est une tendance historique inévitable, que c’est une bonne chose, qu’au « dogmatisme » a succédé un esprit de participation, un populisme qui correspondrait enfin au peuple dans sa diversité, pour des initiatives les plus diffuses.
C’est pourtant là la mort de la Gauche et que voit-on justement ? Que plus ce populisme a avancé, plus la Gauche a reculé. Il suffit de voir l’impact dévastateur sur la Gauche de l’ouverture de la prise de décision aux sympathisants et non plus aux adhérents. C’était là l’ouverture au populisme et on sait qu’une fois qu’on lui a ouvert la porte, il ne repart plus, il s’installe. Les gilets jaunes sont aussi le produit de l’existence de « primaires » organisées par le Parti socialiste pour les élections présidentielles.
La Gauche ne peut exister que dans l’opposition à la conception de la France comme terrain vague. Elle doit valoriser le patrimoine historique des luttes, mais aussi le patrimoine sur le plan de l’organisation. Cela ne peut se faire que si les situations locales sont étudiées et connues, si la Gauche est présente concrètement, ancrée dans la population, ainsi que dans son vécu. C’est tout un travail de fond, invisible bien souvent, ingrat parfois, prolongé dans tous les cas, qu’il est nécessaire de mener.
Ce travail est inévitable et aucune « recette », méthode ou technique magique ne pourra le remplacer. Les succès rapides sont éphémères et ne jouent pas sur la société, sur l’histoire. La Gauche a un immense travail de fond à mener.