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Cris et chuchotements, d’Ingmar Bergman

En présentant la vie intérieure de quatre femmes dans un moment-clef de la vie marquée par une souffrance extrême de l’une d’entre elles, Ingmar Bergman met à nu la densité psychologique féminine, niant tout simplisme et réduction à la femme-enfant. En conséquence de quoi, le film est d’une violence sans pareille.

cris et chuchotements

Très grand classique du cinéma datant de 1972, Cris et chuchotements est connu surtout en France pour être pratiquement un véritable crashtest : passer les premières minutes est considéré comme un exploit, voir le film en entier comme héroïque, savoir comment l’apprécier une chose réservée aux cinéphiles. Les complications ressenties pour le supporter comme pour le décrire sont dans tous les cas attribuées à l’approche existentielle – esthétique d’Ingmar Bergman.

En réalité, c’est que c’est avant tout un film d’adulte, d’abord, et un film qui traite des femmes, surtout. Cela fait deux obstacles très importants, car il faut déjà avoir un certain âge, un certain vécu pour saisir la question de la fragilité de la vie, de l’importance symbolique que peut avoir tel objet, telle montre avec son tic-tac inlassable. Cela demande une conscience posée, une dimension littéraire pour ainsi dire, et c’est donc avant tout un film pour qui est capable de retour en arrière sur sa propre vie, sur sa propre personnalité dans ce qu’elle a vécu de manière authentique.

De plus, en présentant l’agonie d’une femme dans un manoir, le réalisateur a surtout osé présenter un huis-clos sur la vie intérieure de femmes (ici Harriet Andersson, Kari Sylwan, Ingrid Thulin, Liv Ullmann), avec leur formidable richesse intérieure, mais également donc leur extrême violence due à des situations les aliénant, estompant leurs personnalités, leurs désirs, leur être tout entier. L’affirmation féminine est totalement exigée dans ce film qui montre justement comment en son absence, cela cause de terribles dégâts.

Le maître-mot est d’ailleurs la violence féminine, avec la femme présentée comme porteuse du sens de la vie ; les cris et chuchotements auxquels on échappe en apparence dans la vie quotidienne quand on prétend être « stable » sont ici présentés comme une expression inévitable d’une vie qu’on a mis de côté et qu’on a donc mutilé. Le film a cette mutilation de la vie comme obsession, avec tout l’arrière-plan luthérien incessamment présent pour soutenir cette perspective, au point par ailleurs que, religion oblige, la souffrance et l’extase se combinent dans un espoir d’absolu.

Cela n’empêche nullement le film de s’ancrer dans le concret et de traiter avant tout de l’existence comme réalité physique, sociale et naturelle. En ce sens, Cris et chuchotements est avant tout un film sur les femmes ayant l’exigence d’être avant tout elles-mêmes, le film osant présenter leur densité formidable par rapport à la simplicité stupide, bornée, patriarcale des hommes. Le fait que le film se déroule à la fin du 19e siècle accentue la démonstration critique de l’inanité du rapport maître-valet en général, la servante ayant un rôle central, portant la grâce, la rédemption, la miséricorde, tout en faisant face à l’injustice et l’indifférence.

Il est intéressant de savoir qu’Ingmar Bergman a mis toute une partie de ses économies pour pouvoir produire le film, que les actrices elles-mêmes et le directeur de photographie (qui reçut un oscar pour ce film) rendirent leurs salaires sous la forme de prêt à la production, pour qu’il puisse être tourné. On est ici dans un engagement artistique total et on ne sera pas étonné que Liv Ullmann raconte que le jeu des actrices fut bon justement en raison de leur rejet du système de Stanislavski utilisé par l’Actor’s Studio, avec tout son formalisme où l’acteur doit « mimer », « devenir » le personnage.

Elle souligne la dimension naturelle, ainsi qu’un aspect essentiel : pour réaliser ce film en couleurs, ce qui est une exception chez lui, Ingmar Bergman et le directeur de la photographie Sven Nykvist ont profité de la lumière naturelle surtout, notant tous les jeux de lumières dans le manoir pour jouer les scènes en fonction, au bon moment. Cela donne une dimension très particulière aux couleurs, le rouge étant présent systématiquement et de manière quasi agressive, côtoyant principalement seulement du noir et du blanc.

Cris et chuchotements est un film incontournable ; il est souvent associé à deux autres films d’Ingmar Bergman, Le silence et Persona, pour sa présentation de la densité psychologique des femmes, pour l’affirmation du caractère complet de leur existence intérieure.