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Réflexions

La capitulation en amour

Lorsque l’amour s’exprime pleinement et exige un projet, celui de vivre à deux, cela implique une vraie politique du rapport à deux. Il arrive que l’une des deux personnes capitule.

Lorsque l’amour s’exprime pleinement et exige un projet, celui de vivre à deux, cela implique une vraie politique du rapport à deux. Il arrive que l’une des deux personnes capitule.

En politique comme en amour, il y a des capitulations. Le rapprochement, aussi étrange qu’il peut sembler, est tout à fait juste. L’amour n’est pas une croyance comme dans une religion, car ce n’est pas l’au-delà qui compte, mais la réalité la plus immédiate. Cette réalité, on la gère à deux, et en ce sens c’est de la politique. Il faut bien s’organiser, dans sa vie et dans son couple, agir en fonction de l’autre, considérer son lendemain en fonction de celui de l’autre.

Bien souvent d’ailleurs, cela se dégrade en économie. La dimension politique disparaît, tout devient une question mathématique. Ne comptent plus que les chiffres, les perspectives de ces chiffres, la logique de l’addition, de l’accumulation. Un couple qui marche, c’est un couple qui accumule et il est largement considéré, de manière regrettable, que vivre d’amour et d’eau fraîche ne peut être qu’une lubie temporaire d’adolescents. Triste époque, sans romantisme !

C’est un grand paradoxe d’ailleurs que l’amour, qui a une part si essentielle dans la vie, ne soit même pas un thème des études de philosophie en terminale, au lycée. Il y a pourtant de quoi dire. Le couple, est-ce deux personnes regardant dans la même direction, deux personnes se regardant ? Quand on est en couple, n’est-on plus que la moitié d’un tout ? Ou bien conserve-t-on radicalement son entité personnelle ?

Et comment trouve-t-on la personne qui nous correspond ? Faut-il la chercher ou pas ? On connaît ici les principes généraux : qui cherche ne trouve pas, et l’amour nous tombe dessus quand on s’y attend le moins (ou bien quand on n’attend plus rien ?) Qui a des attentes déjà dans son esprit part perdant, car il va plaquer des désirs abstraits sur une personne réelle rencontrée, et tout va rater.

Il y a également bien des valeurs culturelles rentrant en jeu. Ainsi, la Française ne prend pas l’initiative par rapport au Français, car c’est à l’homme de prendre l’initiative et de mener à bien le processus aboutissant au couple. Cela date du 17e siècle, de la fameuse Carte de tendre, indiquant ce qu’il faut faire pour un homme pour enclencher une relation. La Suédoise, elle, prend l’initiative par contre, par fierté féministe : c’est un code bien différent.

Un autre code est encore la notion de destin, le mazal dans la culture juive et le mekhtoub dans la culture maghrébine. Le mazal, l’étoile, représente aussi le destin et quelques personnes correspondant à un amour parfait, d’où l’expression « mazal tov », « bon destin », lorsqu’on se marie. Tout est écrit, c’est également la notion du mekhtoub, le destin, chez les maghrébins. Ici, ce n’est pas Inch Allah, « si Dieu veut », mais comme si tout avait été écrit par Dieu dans un grand livre au début du monde.

Prenez un couple relativement récent avec une personne de culture française, une personne de culture maghrébine ou juive. A la question « Serez-vous avec la même personne dans dix ans ? », la personne de culture française dira : plutôt non, l’autre dira : plutôt oui. C’est une question de mise en perspective. Dans un cas, si l’on y va, cela n’engage pas en soi son être totalement ; dans l’autre cas, si l’on y va, c’est qu’on considère qu’on est déjà dedans, et que c’est inévitable.

Il va de soi que de telles différences culturelles joue forcément un grand rôle et que si l’on rate cela, on ne comprend plus l’autre. Faut-il, qui plus est, considérer que l’amour vu par la culture française est post-moderne, ultra-individualiste, ou que l’amour vu par la culture maghrébine ou juive est féodale ? Évitons la voie médiane qui ne résoudrait rien au problème.

Car si problème il y a, et c’est là quelque chose de vrai partout, c’est la capitulation en amour. Il y a des gens qui s’aiment, mais avec l’un des deux qui finalement, décide de capituler. Il s’évapore, alors qu’il était encore présent il y a peu ; il se coupe de ce qu’il considérait encore auparavant comme son oxygène.

Il ne s’agit pas ici de traiter la fin d’un amour, car c’est bien d’autre chose dont il s’agit. Il est bien connu par exemple que certaines femmes, par le peu de confiance qu’elles ont en les hommes ou bien en l’homme rencontré, pratiquent l’adage « fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve ». De peur de se faire plaquer, on casse la relation soi-même avant. On a beau expliquer le concept aux hommes, rares sont ceux qui comprennent de quoi il en retourne.

Il est bien connu également que certains hommes ne cherchent d’abord que le désir et qu’éventuellement, alors à force d’attachement ou de tendresse, l’amour se forme éventuellement. C’est ici la quête d’un partenaire sexuel qui se transforme, finalement, en couple de fait. Cela manque d’envergure à première vue, cependant il y a par la suite la réalité d’une vie fondé sur le concret, et non sur le projet.

Le souci de l’amour en effet, c’est qu’en plus du sentiment, il est également de fait un projet. Lorsque Roméo et Juliette tombent amoureux, cela implique en soi un projet ; l’impossibilité de la réalisation du projet rend impossible l’amour, d’où le suicide (Shakespeare ne connaissait pas encore le Socialisme et la révolution). L’amour devient alors hautement politique, car il faut être à la hauteur du projet. Cela n’est pas possible sans un certain niveau de conscience, sans une capacité d’engagement.

Beaucoup abandonnent : la personne est trop loin, il n’y a pas assez de moyens matériels, les cultures sont trop différentes, la personne ne répond pas aux clichés qu’on s’est imposé, on a un plan de carrière qu’on ne veut pas modifier ou bien, ce n’est pas à négliger, on attend le prochain tour, en se disant qu’on tombera amoureux de quelqu’un de « mieux » !

C’est en ce sens que le capitalisme est un tue-l’amour. En se considérant comme une petite entreprise, les gens ne sont plus capables de s’engager, ni d’être naturels. Ils évaluent tout selon un plan de carrière, avec un regard froid, tueur, cruel. Et cruel envers eux-mêmes, mais cela ils s’en aperçoivent trop tard.