Il y a des gens pétris de certitudes qui remettent en cause ce en quoi ils croyaient. Dans certains cas, même si on est ébranlés, il faut oser la récusation de leur attitude. Loin d’aller dans le sens d’une rationalisation, ils passent en effet dans le camp du conformisme.
L’anti-conformisme n’est pas une valeur en soi, sinon les intellectuels les plus excentriques auraient forcément toujours raison. D’ailleurs, ils pensent avoir toujours raison, parce que leur comportement en rupture avec les conventions est censé être authentique, dans une société où la vérité étouffe.
Il y a une part de vérité, mais les choses sont plus compliquées que cela, car il ne suffit pas d’être spontané ou d’imaginer l’être pour être dans le vrai. C’est d’ailleurs au nom d’une attitude spontanée que le conformisme s’inscrit dans la société. L’abandon d’un principe, d’une valeur, d’un couple, d’un engagement… ne se présente jamais tel quel. Ce serait révéler sa vraie nature et ce n’est pas psychologiquement tenable.
L’abandon, la trahison, la capitulation… ce même et unique phénomène prend la forme d’une « prise de conscience », d’une rationalisation appliquée aux faits, d’une mise à niveau dans le sens du « réalisme ». La personne qui abandonne son chien a besoin de se mentir à elle-même, aussi prétend-elle qu’elle remet les compteurs à zéro et que cela est sans conséquence, justement parce qu’elle remet les compteurs à zéro.
La jeune femme qui abandonne une relation sérieuse mais liée à une culture en décalage par rapport à sa vie d’entreprise, le jeune homme qui rejette tous ses anciens comportements pour rentrer dans le moule de sa position dans une entreprise ou administration… sont des figures typiques d’opportunisme se prétendant être quelque chose de supérieur. « Il faut savoir être raisonnable. »
Selon les sociétés, la pression est plus ou moins grande en ce sens. Dans des pays comme la Suède, le Danemark, l’Allemagne, l’Autriche… Vous êtes déjà considéré vieux si vous avez dépassé 25 ans et que vous êtes toujours dans les différents réseaux engagés de la Gauche. Une petite minorité assume des attitudes et des valeurs opposées aux normes dominantes, puis s’intègre finalement pour la plupart, seuls quelques uns restent dans le cadre de la contestation, pour plus ou moins des bonnes raisons.
Cela change avec la crise actuelle, mais tendanciellement cela a été vrai pendant quarante ans. En France, c’est tout à fait différent, puisqu’il y a toujours eu des anarchistes de 20, 30, 40, 50 ans ou plus, par exemple, tout comme des socialistes, des communistes, etc. Cela ne veut pas dire que la pression ne se fasse pas sentir et il y a bien entendu une vague de valeurs rétrogrades au-dessus de 30 ans, en particulier en liaison avec le syndicalisme.
C’est en effet un processus insidieux, où par défaut de volonté, par méconnaissance des valeurs, principes, de la théorie, on n’ose pas récuser, et on se fait malgré soi happer dans tout un milieu, dans tout une enchevêtrement de valeurs tout à fait conformistes dans leur substance.
Cependant, on imagine bien qu’oser la récusation du conformisme bourgeois implique une grande force psychologique, un courage par rapport à une certaine désocialisation. Le fascisme est ici très intelligent, car il propose une récusation qui n’en est pas une. Quand on est fasciste, on rompt, mais sans rompre. On ne se révolte pas contre la société, mais on est un révolté. C’est ce qui fait d’ailleurs que les gilets jaunes sont obligés de se rapprocher, voire d’être dans le Fascisme comme mouvement historique, car eux aussi veulent être révoltés, mais sans assumer la révolte autre que symbolique.
Tout le but de la Gauche doit être justement d’aider à l’affirmation d’une véritable révolte, d’une vraie récusation. Plus il y a de tels espaces, qui ne peuvent être liés qu’à la lutte de classes, sans quoi c’est une abstraction, plus la Gauche existera en tant que tel. On aura non plus simplement des gens de gauche, mais des gens à gauche.
C’est naturellement une vieille problématique. La Gauche a toujours connu ce problème : quand elle penche trop d’un côté, elle se déconnecte de la société, quand elle penche trop de l’autre côté, elle devient conformiste et s’intègre aux institutions. Cela été vrai pour le PCF, passé de la volonté de rupture à la soumission à la Ve République considérée auparavant comme un coup d’État, ou encore François Mitterrand qui expliquait qu’on ne pouvait pas être socialiste sans vouloir rompre avec le capitalisme, pour ensuite soutenir ce dernier pendant des années.
Au-delà de l’éventuel opportunisme d’un tel ou un tel, car cela existe bien entendu, il faut bien contribuer à empêcher que des gens sincères échouent, car ils s’enlisent, se pétrifient, basculent dans le conformisme.