On peut parler comme on le veut sur l’État français, dire qu’il est laïc, qu’il pratique l’égalité des droits, qu’il préserve la liberté, qu’il maintient la fraternité, etc. En attendant les Français sont ce qu’ils sont et leur horizon est terriblement restreint.
Le capitalisme vend beaucoup de rêves et quand on y croit, on rêve littéralement sa vie. Mais au quotidien, c’est le terre-à-terre qui l’emporte et les intérêts des Français ne vont pas bien loin. Déjà pour eux leur travail est une part énorme de leur identité, c’est-à-dire qu’ils ne conçoivent pas vraiment qu’ils vendent leur force de travail pour vivre. Ils le savent, ils le vivent, cela les insupporte, mais leur travail reste leur identité tout de même, sans réel recul. Le taux de syndicalisation en France est pour cette raison très restreint.
À côté de cela, il y a la famille. Bien entendu, fonder une famille fait partie du sens de la vie. Mais le sens de la vie ne s’y restreint pas, il y a aussi les arts, la culture en général ; il y a l’épanouissement des sens, le progrès intellectuel, l’admiration devant la nature, la joie fascinée devant les animaux, etc. Les possibilités du monde moderne sont d’ailleurs ici énormes, et pourtant que voit-on ? Que le repli sur le noyau familial est resté quelque chose de très présent, pour ne pas dire qu’il a tendance à prendre un côté clanique.
S’il n’y avait d’ailleurs pas le capitalisme pour faire imploser les familles ainsi que les couples, les gens en retourneraient pratiquement au patriarcat. Pour caricaturer, la France est constituée de gens refusant totalement le couple, la famille, ou bien de gens résumant leur vie à une forme de couple, de famille, particulièrement replié sur eux-mêmes. Exagéré ? Il suffit de regarder autour de soi.
Et il y a la patrie. Les Français ne sont pas des Suédois ou des Américains : ils ne mettent pas des drapeaux nationaux partout et ne se mettent pas en rage ou en pleurs si on critique leur pays. En revanche, il leur faut leur crise régulière de chauvinisme. S’il n’ont pas leur petit triomphe national, leur petite réussite napoléonienne parvenant à la tête de l’actualité de temps en temps, ils sont très mécontents.
Autant dire que non seulement tout ce panorama n’est pas
terrible, mais qu’en plus il imprègne la société de valeurs
réactionnaires. Il y a ainsi un substrat particulièrement nocif sur
les idées de Gauche. Comment veut-on qu’il y ait une utopie qui
s’affirme chez des gens ayant réduit tout leur horizon au noyau
familial ? Comment veut-on qu’un esprit de collectivité
s’installe – et il devrait s’installer de manière naturelle –
chez des gens qui confondent leur existence personnelle et leur
soumission individuelle à leur employeur ?
Il est évident que la Gauche fait face à des obstacles culturels gigantesques. Alors, bien sûr, on peut faire comme les anarchistes, et casser parfois en manifestations ou se replier sur une ZAD. C’est toutefois de l’existentialisme, pas de la politique, et encore moins de la culture. D’ailleurs, qu’ont produit les anarchistes depuis une décennie, sur le plan culturel ? Strictement rien. Au moins, dans les années 1960 il y avait Léo Ferré et être anarchiste, c’était au moins être un peu snob, un peu exigeant sur le plan de l’autonomie des idées. Mais là, franchement, qu’y a-t-il ? Que les anarchistes aient considéré qu’il fallait se précipiter chez les gilets jaunes en dit assez long.
Oh, argumentera-t-on, n’est-ce pas le cas d’une partie de la Gauche ? Oui, c’est vrai et c’est malheureux. La majorité de la Gauche cependant n’a pas concrètement soutenu les gilets jaunes ; seule une partie s’est prononcée pour, voire a participé au mouvement. Et c’est une grave preuve de désorientation culturelle. Que le Parti socialiste soit obligé d’aller chercher Raphaël Glucksmann est un exemple assez pathétique de cela, justement. Comme si la Gauche n’était pas capable d’apporter des idées nouvelles, des gens nouveaux, comme si elle devait aller chercher ailleurs de quoi pouvoir exister.
Ce que fait Raphael Glucksmann justement, on peut le noter, est la même chose que ce qu’Emmanuel Macron a fait avec François Hollande. Être de gauche, mais pas vraiment, se présenter comme techniquement très utile, même si on n’a aucun parcours à Gauche et que philosophiquement, on ne sache même pas ce que c’est… Et l’on croit qu’avec Raphael Glucksmann, on va être capable de se confronter aux valeurs réactionnaires de la France profonde ? C’est tout simplement impossible.
Après, c’est une question d’objectif et d’analyse de la réalité. Si l’on pense que le capitalisme est indépassable et qu’aucune crise ne peut ébranler la France, alors soit. Si on a conscience toutefois de la gravité historique de la situation, si on sait qu’on a un tournant, il ne faut pas tergiverser. Il faut travailler, travailler et encore travailler.