Les Français ne font rien comme tout le monde, du moins c’est ce qu’ils pensent. Cela a pu être vrai parfois, mais ils sont désormais une caricature, une simple curiosité. La France moisit et sa jeunesse se sent de plus en plus en décalage avec son environnement.
Les Français savent qu’ils sont connus en Europe pour leur habileté à protester et ils se sentent pour cette raison plus vifs d’esprit, plus concrets, plus ancrés dans le réel. La protestation pour la protestation n’est cependant qu’une vanité mécaniquement répété et avec les gilets jaunes, tout le prestige des Français s’envolent. Car auparavant, on savait que les Français transportaient de grandes idées.
La Révolution française, les soulèvements démocratiques du 19e siècle, le Front populaire… et bien sûr mai 1968, tout cela a marqué de par son ampleur, son ingéniosité toute française dans la mise en place, mais aussi et même surtout de par les idées véhiculées, les comportements transportés. Il faut bien admettre ici que la figure romantique de l’étudiant parisien révolté de mai 1968 et celle de l’ouvrier en grève générale en juin 1968, c’est autre chose que le gilet jaune faisant des grillades sur son rond-point…
La capacité contestataire des Français s’est ainsi transformé en curiosité. C’est une terrible perte. Pour les Français, d’abord, car cela empêche l’émergence de vraies luttes. Par exemple, chaque années les lycéens espèrent un mouvement où ils pourront bloquer leur lycée. C’est cependant du folklore, le contenu ne les intéresse pas, ils veulent « leur » événement. Cela a dépolitisé massivement. Pour l’étranger, ensuite, car il n’est pas faux que l’esprit français d’initiative a pu permettre de lancer des choses qui ont été exemplaires, comme le Front populaire de 1936 ou la contestation étudiante de 1968.
Mais les Français se sont trop reposés sur leurs lauriers. Au point d’ailleurs, finalement, de préférer la Droite. La France est un pays de contrastes : il y a le pays d’oïl et le pays d’oc, le premier prédomine, le second affirme son style, en tant que « midi ». C’est pareil pour la Droite et la Gauche. La première dirige le pays, sur le plan des valeurs, des habitudes, des normes, et la Gauche s’affirme parfois, posant un style qui influence, sans changer en profondeur.
La Gauche passe, les chasseurs restent. La Gauche gouverne, l’expérimentation animale continue. La Gauche dirige, les riches restent riches et le sont même plus qu’avant. La Droite possède la France profonde et qui la possède est inébranlable. La Commune de Paris de 1871 s’est brisée là-dessus, tout comme le mouvement de mai-juin 1968. Cela fait qu’en réalité, la Gauche elle-même est dans notre pays une curiosité.
Pas sur le plan des idées, bien sûr, car tout le monde sait ce qu’être de gauche. N’importe qui sait ou devine ce qu’est un communiste. Ce n’est pas le cas en Angleterre, voire en Allemagne ! Mais sur le plan de son existence même, la Gauche est une curiosité. Le Parti socialiste a toujours été une petite structure électorale, et ce dès le début du 20e siècle. Le Parti communiste a eu une base de masses de très grande importance, mais totalement sectorisée. Les syndicats n’ont jamais eu d’ancrage de grande ampleur, réel et prolongé chez les travailleurs.
C’est là qu’est un problème essentiel. Car le manque de présence de la Gauche sur tout le territoire a fait d’elle une curiosité et au moyen de l’ingéniosité française, cela a été contourné. Il y a eu les éclats de génie du Front populaire, des FTP-MOI activant véritablement la Résistance, la révolte étudiante pour ébranler gaullisme. Même le Programme commun de 1981 procède de la même démarche.
L’ampleur a bien été gigantesque, mais cela a abouti à une certaine logique machiavélique. Au lieu du travail de fond, il a été espéré une répétition. Il a été cherché la même configuration, au lieu d’avoir une Gauche de masse. Pourtant, seule la massification permet d’avoir des forces réelles, une évolution conforme aux exigences de la base populaire. Là est la véritable démocratie. La Gauche française paie en fait le prix de n’avoir jamais donné naissance à une réelle social-démocratie comme mouvement de masse, ancrant à grande échelle les valeurs, la culture, les principes de la Gauche.
Le maintien de l’opposition Droite / Gauche en Angleterre ou en Allemagne doit tout à cette tradition historique du mouvement ouvrier, solide dès le départ. Il faut vraiment avoir cela en tête, pour ne pas tomber dans le piège d’espérer de simples répétitions d’une configuration historique où la Gauche a pu s’exprimer. Au-delà de cela, il faut ancrer la Gauche, pour qu’elle ne soit pas en France une curiosité, quelque chose d’utopiste, de sympathique mais décalé, sans réelle validité.