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Écologie

«Comment peut-on promouvoir un pareil urbanisme dans le contexte de crise climatique actuel ?»

Voici une tribune initialement publiée par Le Monde d’Albert Levy, chercheur associé au laboratoire Laboratoire Architecture, Ville, Urbanisme, Environnement du CNRS (Université Paris Nanterre). Il y explique avec des arguments très précis pourquoi il faut absolument stopper le projet pharaonique Europocity à Gonesse (95) et dénonce la folie que constitue la bétonisation et bitumisation forcenée de la région parisienne, ainsi que les pratiques agricoles intensives dans la région.

« La canicule du début de cet été avait une triple origine : la météo, le réchauffement climatique et l’îlot de chaleur urbain causé par la forte bétonisation et bitumisation de la région parisienne, caractérisée par un faible ratio d’espace vert par habitant, fruit d’un urbanisme inconséquent. Le thermomètre est monté jusqu’à 43 °C à Paris le 25 juillet. Il est urgent de stopper l’hyperdensification et de repenser les grands projets parisiens et franciliens poursuivis malgré les positions et plans sur le climat, la pollution, les mesures prises pour la transition énergétique.

Le projet Europacity, au nord de Paris, dans le Triangle de Gonesse (Val-d’Oise), est emblématique de cette contradiction : est prévu sur 80 hectares un projet d’un autre temps, avec un centre commercial de 230 000 m2 (500 boutiques), un parc de loisirs de 150 000 m2 (piste de ski artificiel, centre aquatique climatisé, salles de spectacle), des hôtels (2 700 lits), une zone de bureaux, etc., le tout desservi par une gare du Grand Paris Express (GPE) construite sur fonds publics. Un centre commercial de plus ruinerait ce qui reste de petits commerces des villes environnantes.

Ce projet pharaonique, anachronique, résulte de la coalition d’un promoteur mégalo, le groupe Auchan et son partenaire chinois Wanda, d’un architecte star danois à l’ego démesuré, Bjarke Ingels, de l’Etat, de la région et du maire PS de Gonesse médusés par un investissement de… 3,1 milliards d’euros. Comment peut-on promouvoir un pareil urbanisme dans le contexte de crise climatique et écologique actuel ?

Pourtant, la commission départementale de préservation des espaces naturels (Copenaf) est contre, l’ex-ministre Nicolas Hulot y était opposé, le plan local d’urbanisme (PLU) de Gonesse a été rejeté, la ZAC Triangle de Gonesse annulée. Mais malgré cela, l’Etat veut passer en force et a démarré cet été les travaux de la gare en plein champ, à 1,7 km de toute habitation, face à des militants sur place résolus à les freiner.

Nous voulons rappeler les incohérences des responsables politiques qui déclarent ce projet d’« utilité publique » et qui ont fait appel contre l’annulation de la ZAC, revalidée le 11 juillet, tout en parlant de transition écologique et de lutte contre le réchauffement climatique.

On constate, en Ile-de-France, un appauvrissement, voire un déclin de la biodiversité ces treize dernières années (Natureparif, 2016). Les plantes ont diminué de 20 % et les papillons de 18 % entre 2009 et 2015, la richesse des espèces a chuté de 45 % dans les grandes cultures dépourvues de bordures végétales (biotopes) contre 15 % dans celles qui en sont pourvues.

Les effectifs d’oiseaux ont baissé de 30 % en onze ans en Ile-de-France, contre 17 % au niveau national, et cela s’accélère avec l’usage croissant d’insecticides neurotoxiques (néonicotinoïdes) persistants, responsables du déclin des abeilles et des insectes. Les pratiques agricoles intensives et l’étalement urbain dû à l’urbanisation galopante sont à l’origine de cette extinction des espèces dans la région.

Cela a précipité la disparition des oiseaux avec la suppression des haies, des bandes enherbées, des arbres, des fossés, des talus, des niches écologiques favorables à la diversité des espèces. Les causes se trouvent dans l’intensification des pratiques (drainage, fertilisation azotée, sélection variétale, extension des surfaces irriguées) et, surtout, dans l’usage de pesticides qui ont fortement dégradé la qualité des habitats et réduit de plus de 10 %, en moyenne, la population des oiseaux (la moitié des bruants et des pinsons, par exemple, a disparu). Ce déclin des oiseaux, des plantes, des insectes est néfaste à l’agriculture qui dépend aussi de cette biodiversité (pollinisateurs).

L’étalement urbain et l’artificialisation des sols en Ile-de-France, par la construction de routes, d’infrastructures, et le mitage pavillonnaire périurbain, responsables chaque année de la disparition de 200 hectares de terre agricole (en cinquante ans, plus de 100 000 hectares ont été engloutis), réduisent les territoires de la faune et fragmentent leurs biotopes. Par sa taille, le projet Europacity va renforcer ce processus qu’il faut inverser par deux actions.

D’une part, en faisant évoluer les pratiques agricoles vers des solutions alternatives conformément aux objectifs du plan Ecophyto du Grenelle de l’environnement qui veut limiter l’usage des pesticides de 50 % pour 2025, en développant l’agroécologie, la diversification des cultures, l’agriculture bio, l’agroforesterie, la permaculture ; utiliser la biodiversité en restaurant les habitats semi-naturels favorables à l’installation des « auxiliaires » de culture, alternative aux pesticides, pour rendre les agroécosystèmes plus résilients, rétablir des habitats refuges, des continuités/corridors écologiques à grande échelle pour faciliter leurs déplacements, selon les objectifs même du schéma régional de cohérence écologique (SRCE).

D’autre part, il faut limiter la bétonisation, la densification et l’artificialisation des sols en Ile-de-France pour lutter contre le dérèglement climatique et préserver les terres arables, surtout quand elles sont excellentes, comme ici, à Gonesse, et en conséquence stopper Europacity.

Ces objectifs de protection des terres arables, de la biodiversité, de transformation de l’agriculture en Ile-de-France, sont au centre même du projet alternatif Carma (Coopération pour une ambition agricole, rurale et métropolitaine d’avenir) et du Collectif pour le Triangle de Gonesse (CPTG).

Le changement climatique causé par les activités humaines émettrices de gaz à effet de serre (GES), avec pour conséquences canicules, sécheresses, inondations, diffusion d’agents pathogènes nouveaux, est aujourd’hui largement prouvé. Les effets sanitaires du stress thermique sont aussi bien connus (près de 20 000 morts en France en 2003). Les villes, par leur forme, leur densité, leur fonctionnement, leur activité, leur métabolisme, sont les principales sources d’émission de GES (80 %), 20 % des émissions restantes venant, en France, de l’agriculture (fertilisation des sols et élevage).

Le changement climatique n’est qu’une facette du changement global caractérisé par l’érosion de la biodiversité qu’une hausse de plus de 1,5 °C finirait de dévaster. On sait que les écosystèmes en bon état de conservation contribuent à la lutte climatique (captage et stockage du CO2 atmosphérique par les sols et la biomasse). Une double politique s’avère nécessaire d’atténuation par transition énergétique vers l’objectif zéro carbone et d’adaptation aux conséquences du dérèglement climatique par un alterurbanisme fondé sur/avec la nature (végétalisation).

L’agriculture de la région Ile-de-France, responsable de 7 % des émissions de GES, se distingue par une forte mécanisation sur de grandes exploitations peu favorables à la biodiversité, et l’élevage y est faible (7 % des exploitations), l’atténuation des émissions de GES dans l’agriculture passe surtout par la diminution des intrants chimiques fertilisants et la production d’énergie renouvelable (méthanisation, éolien…)

Au total, plusieurs pistes sont possibles : encourager la diversification des cultures (légumineuses), protéger et développer les habitats favorables à la biodiversité (fossés, haies, arbres, bosquets, mares, lisières…), renforcer le stockage du carbone dans les sols et la biomasse par des prairies, introduire des arbres dans les cultures pour favoriser la fertilité biologique des sols et réguler leur humidité.

La région a signé le 20 mars, la charte du RES (Réseau environnement santé), « Villes et territoires sans perturbateurs endocriniens », devenant ainsi la première région française à s’engager contre l’usage des substances chimiques toxiques, en respectant ses cinq points, dont les deux premiers qui exigent de « restreindre et éliminer à terme l’usage des produits phytosanitaires et biocides qui contiennent des perturbateurs endocriniens et accompagner les habitants dans cette démarche », et de « réduire l’exposition aux perturbateurs endocriniens en développant la consommation d’aliments biologiques ».

Plus de deux cents villes et territoires ont signé cette charte, dont Paris. Les effets sanitaires des perturbateurs endocriniens (PE) sont connus : baisse de la fécondité masculine et des naissances masculines, anomalies dans les organes reproducteurs mâles, problèmes de fertilité des femmes, puberté précoce, cancers du sein et de la prostate, maladies immunitaires et auto-immunes, maladies neurodégénératives, obésité, diabète… Ils sont responsables d’une crise sanitaire d’ampleur épidémique selon l’OMS.

La région veut s’engager dans la production d’une alimentation saine, sans PE, et le Plan régional santé environnement 3e génération (PRSE3) a fait de la santé environnementale un enjeu majeur de santé publique, de la lutte contre les PE une grande cause régionale, avec la suppression totale des pesticides utilisés par l’agriculture intensive et néfastes pour la biodiversité, la santé des agriculteurs et plus largement des consommateurs.

De plus, une étude menée en 2015 par le commissariat général au développement durable (CGDD) a révélé que 92 % des cours d’eau et nappes phréatiques sont contaminés par ces pesticides. Avec son pacte agricole, la région voudrait bannir ces intrants chimiques à l’horizon 2030 en déployant une agroécologie à grande échelle dénuée de tout produit phytosanitaire, une agriculture bio, sans PE. La stratégie régionale pour la biodiversité voudrait également diminuer les effets des PE sur les écosystèmes.

Là encore, le projet Carma, qui se pose à la fois comme une alternative dans la région à l’artificialisation des sols et à l’agriculture intensive, pour la production d’une alimentation saine, s’intègre totalement dans ces objectifs qui lient santé des écosystèmes et santé humaine.

Ces arguments, en faveur du projet agricole Carma, démontrent les incohérences des pouvoirs publics et de la planification régionale qui soutiennent le projet Europacity, à l’heure de la crise écologique et du débat sur le climat. »