À l’occasion de la mort de Gilles Bertin, il a été parlé de la bande dessinée « Z craignos », un très réussi portrait des ambiances branchées, alternatives, rebelles du Paris du début de la fin des années 1970 et du début des années 1980. Un épisode particulier montre que la problématique Gauche historique / post-modernes ne date pas d’hier.
L’idée est simple. Z craignos est un petit-bourgeois sensible et philosophe, qui se balade dans différents milieux et en tire des conséquences d’ordre moral et intellectuel, voire esthétique. Il veut bien participer à quelque chose, mais il veut être convaincu. Il ne l’est finalement jamais.
Ici, il va à un concert alternatif, intitulé No New York, qu’on devine dans l’esprit no wave expérimental de l’époque avec son côté post-new wave, post-punk, post-disco, etc. Le chanteur commence d’ailleurs à attraper quelqu’un par les cheveux dans le public. On doit être ici en 1979-1980.
La chanson présentée ici date de 1979 et anticipe cette démarche syncrétique, intellectualisante dont les Talking Heads, XTC ou Wire sont des exemples fameux (et incontournables dans la culture musicale). Voici la chanson dans ses deux versions : celle avec le groupe newyorkais et celle en solo, plus rythmée.
Ce qui se passe alors est justement un portrait du conflit entre la Gauche historique et les post-modernes. Deux groupes se font en effet face, tous deux relevant du mouvement autonome, des gens révolutionnaires mais ne se pliant pas à la culture conservatrice prédominante en France et acceptée par le PS et le PCF. On parle beaucoup de violences policières en ce moment. Mais ce n’était strictement rien par rapport à la chape de plomb des années Giscard…
Les gens désignés ici comme « ex maos libertaires » criant offensive autonomie – en réalité Au-to-no-mie et o-ffen-sive ! – sont les adeptes de la Gauche historique. Ils se situent dans le prolongement des années 1960 et de la Gauche prolétarienne pour une part, ainsi que de la mouvance communiste libertaire tournée vers les travailleurs, d’autre part. Cette mouvance veut des ouvriers en grève, des mouvements de masse associées à une guérilla, la révolution, etc.
L’autre groupe est quant à lui organisé autour de la revue Marge, qui appelle à la révolte individuelle, valorise les prostituées, les toxicomanes, les délinquants, les travestis, etc. C’est la marge qui porterait la vérité grâce à la transgression. Cette mouvance est appelée l’autonomie désirante. C’est le grand ancêtre des post-modernes et son influence dans l’histoire des idées a été importante en France.
Forcément, la rencontre entre les deux groupes tourne très mal.
On notera par ailleurs que la mouvance de l’autonomie offensive a très vite disparu, dès 1982 (Action Directe en est largement issue), laissant l’hégémonie totale à la mouvance rebelle-criminelle caractérisant alors l’autonomie française.
L’auteur Jean Rouzaud – qui a un regard extérieur mais a très bien ressenti les choses et en dresse un très bon portrait – nous amène alors dans la troisième grande famille de la Gauche non institutionnelle d’alors : les zadistes…
Évidemment avant cela ne s’appelait pas encore les zadistes. Mais la tradition était déjà là, puisqu’elle vient des années 1960-1970, notamment avec le mouvement anti-militariste dans le Larzac et l’installation en communautés, « le retour à la terre » comme dans la Drôme, etc.
Comme quoi, malgré les prétentions des uns et des autres, rien n’a été inventé! C’est pratiquement les mêmes lignes de fraction qu’auparavant. Sauf que cette fois, cela ne concerne plus quelques mouvances, mais des pans entiers de la Gauche. Les thèses ultra-individualistes de la revue Marge sont pratiquement celles, pour beaucoup, de l’État français aujourd’hui…