Le Coran des historiens est un ouvrage récent synthétisant à travers des milliers de pages le travail de dizaines de chercheurs sur l’origine du livre sacré de l’islam. Sur le plan de la science, la sortie de cette édition critique est un événement d’une grande importance, malgré toutes les limites de la démarche académique et loin du peuple des auteurs.
« La tradition islamique n’est que peu crédible pour expliquer les origines du Coran »
C’est ainsi que le grand spécialiste de l’histoire du Coran, Mohamad-Ali Amir-Moezzi pose très frontalement le cadre qui a amené son équipe de plus de trente spécialistes à produire une nouvelle édition critique synthétisant les connaissances acquises jusqu’à notre époque sur la formation de ce texte.
En effet, il y a une question qu’on se pose forcément si on est de gauche et que l’on a l’occasion de discuter avec des personnes affirmant croire en la tradition islamique sur le plan religieux : comment est-il possible qu’en 2020 des personnes vivant dans un pays comme la France depuis leur naissance, puissent franchement voir comme un fait véritable que le Coran puisse avoir été révélé par un Ange selon un modèle divin éternellement conservé au Ciel ?
Cela est pourtant un dogme défendu de manière fanatique par les islamistes bien entendu, mais aussi assez largement accepté comme tel par la plupart des musulmans. Ce qui se joue derrière cet aspect, c’est la question du rapport à la science. Or, refuser les avancées de la science, c’est tenter de refuser le mouvement même de la vie. Et donc ce qui relie la pratique et la vie quotidienne d’une part, où naissent les besoins et les interrogations, à la théorie qui leur donne forme et les met à la portée du plus grand nombre d’autre part. Il n’est simplement aujourd’hui plus possible de croire ou d’enseigner que le Coran aurait été un texte révélé selon les termes de la tradition islamique sans verser dans la superstition la plus complète ou se contorsionner dans des subtilités frisant l’hypocrisie, ni plus ni moins.
Bien sûr, ce n’est pas en disant cela que l’on abolit la religion. Et au fond, il ne s’agit pas de considérer non plus qu’en raison de cela, l’islam serait une chose qui n’a aucune valeur historique, qui serait de bout en bout un simple projet réactionnaire et irrationnel. Mais ce n’est pas là la démarche de ces historiens. Au contraire, leurs travaux et cette production relèvent d’une réalisation scientifique sur le plan de la critique qui participe à considérer l’héritage de l’islam comme un bien commun concernant l’ensemble de l’Humanité. Ici spécifiquement, le Coran est remis à sa place dans ses héritages et ses apports. C’est déjà un coup porté autant aux islamistes qu’aux nationalistes racistes.
Formellement, l’œuvre se présente comme un livre organisé en quatre volumes. Le dernier étant la compilation de la vaste bibliographie disponible sur le sujet, le premier une introduction à l’histoire de la formation du texte du Coran en croisant toutes les sources et toutes les disciplines pertinentes. Le Coran est ensuite édité, traduit et commenté, chapitre par chapitre, c’est-à-dire selon le terme issu de la langue arabe, sourate par sourate.
Le prix de vente témoigne de cette volonté de mettre à la portée d’un large public ce travail : pour moins de 60€ (toutefois sans le volume sur la bibliographie vendu séparément pour 30€), ce qui est accessible à pratiquement toutes les bibliothèques, médiathèques ou centres de documentation scolaire par exemple.
Reste que malgré toutes les prétentions de Mohamad-Ali Amir-Moezzi, lui-même professeur à l’INALCO, la démarche n’a pas de dimension populaire ou démocratique. En quelque sorte, on est là face une réaction à celle du refus du mouvement par les islamistes, mais en sens inverse : il y a la volonté d’affirmer la théorie, mais sans aucun lien avec la pratique, sans connaissance sérieuse de la base populaire de notre pays.
Sur la forme, l’ouvrage a été annoncé lors d’un événement annuel concernant essentiellement les professeurs d’Histoire-Géographie et les universitaires liés à ces disciplines : les rencontres de Blois. Le grand public, même cultivé, a largement ignoré la sortie de ce travail, malgré son ampleur. Il faut dire aussi qu’il est sorti chez les éditions Cerf, une célèbre maison d’édition catholique. Depuis 2013, cette entreprise a été reprise en main par le théologien Jean-François Colisomo, sur une ligne de rupture avec l’esprit d’origine qui se voulait d’un catholicisme de gauche. Après avoir renvoyé plus de la moitié des employés pour restructurer l’entreprise, Jean-François Colisomo a fait le choix d’assumer désormais un soutien ouvert à l’hebdomadaire réactionnaire Valeurs Actuelles et de privilégier des choix éditoriaux médiatiquement rentables.
Pour conserver une certaine ouverture, de son point de vue, les éditions Cerf éditent aussi certains auteurs dits de gauche, comme Chantal Mouffe, chantre du « populisme de gauche », ce qui est déjà tout dire, ou Clémentine Autain. Dans ce cadre, il est tout de même au bas mot très problématique pour une œuvre qui se voulait scientifiquement impeccable de choisir un tel éditeur.
Mais plus profondément, sur le fond, on reste surtout et finalement sur un lourd travail d’érudition, malgré la première partie qui se propose de poser un cadre. Cela reste confus, touffu, dense et pas forcément accessible malgré ce qui est affiché. Non pas que le peuple ne pourrait pas comprendre cet ouvrage, le peuple peut tout. Mais ces savants n’ont tout simplement pas de relais populaires, pas même dans le cadre des institutions. L’éducation nationale par exemple, sans rejeter la possibilité de s’y intéresser, n’a pas réagit, n’a manifesté aucun intérêt particulier pour ce travail et n’a bien entendu rien engagé pour en assurer sa diffusion ou l’intégrer à son dispositif de formation.
Mais tout cela tient justement au cadre académique des institutions qui organisent, et bornent, la science dans notre pays. C’est précisément un problème culturel pour le formuler avec exactitude. C’est un exemple parmi d’autres que les institutions culturelles et éducatives de notre pays ne sont pas à la hauteur des besoins. Pire, qu’elles sont même de plus en plus des entraves à ceux-ci.
Il y a là une contradiction gigantesque, un gouffre, entre le maintien de croyances superstitieuses comme celle de la révélation coranique et tout ce que cela entraîne d’une part, et d’autre part le niveau toujours plus haut des connaissances et des capacités scientifiques de notre époque, ici par exemple sur l’histoire du Coran.
Mais plus que la valeur d’un livre, si utile et sérieux soit-il, c’est justement le dépassement de cette contradiction et la rupture avec ce cadre borné qui sera décisif. Et c’est l’appui à ce mouvement qui est la tâche historique de la Gauche.
Il est inévitable qu’entre les besoins et les capacités populaires qui progressent toujours davantage et l’accumulation des connaissances qui s’organisent toujours plus, le mouvement même qui porte la science trouve son chemin, rompant avec tous les obstacles et dépassant chaque contradiction, vers un cadre culturel plus démocratique et populaire.