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Décès de Lucien Sève, philosophe figure du PCF

Lucien Sève, né en 1926, est décédé le 23 mars 2020 en raison du covid-19. Il fut la grandes figure philosophique du PCF depuis le milieu des années 1970.

Pour comprendre qui était Lucien Sève et quel fut son importance, il faut basculer dans les arcanes du PCF, de la philosophie communiste, des polémiques autour du matérialisme dialectique, etc. On est là dans un espace extrêmement étroit intellectuellement, mais important politiquement.

Dans les années 1960, le grand philosophe du PCF était Roger Gauraudy ; son approche philosophique consistait en un humanisme philosophique, dans l’esprit de « l’eurocommunisme » des années 1970 qui suivra, c’est-à-dire d’une émancipation intellectuelle et culturelle par rapport à l’URSS.

Une opposition intellectuelle de la part des « pro-chinois » dans l’Union des Étudiants Communistes se développa alors, notamment sous l’influence du philosophe Louis Althusser. Ce dernier ne les rejoindra cependant pas dans leur rupture en 1966, dont le coup d’éclat consista en le document « Faut-il réviser le marxisme-léninisme ? Le marxisme n’est pas un humanisme ». Ces étudiants allaient ensuite fonder l’Union des Jeunesses Communistes (marxistes-léninistes), dont le principal prolongement sera la Gauche Prolétarienne.

Roger Garaudy finit quant à lui par rompre avec le PCF et poursuivra son orientation « humaniste » en devenant musulman, puis basculera dans la négation des chambres à gaz. Le PCF s’était quant à lui enlisé dans l’alliance avec le Parti socialiste et c’est là qu’intervint Lucien Sève, à partir de 1976, c’est-à-dire du 22e congrès marquant le triomphe de l’idéologie de Georges Marchais (le socialisme oui, la dictature du prolétariat non).

Son objectif fut, intellectuellement, le même que Maurice Thorez. Il s’agissait de justifier l’existence du PCF, de la référence marxiste voire léniniste, tout en se séparant entièrement de l’URSS de Staline. Lucien Sève s’acquitta ainsi de cette tâche en tant que philosophe officiel du PCF. L’Humanité s’est fendu d’un article nécrologique décrivant adéquatement ce rôle :

« Travaillant ardemment à sortir le parti communiste du stalinisme, il fut néanmoins très attentif à son ancrage théorique et à la fidélité aux concepts issus du marxisme.

Il tint alors, contre vents et marées, une position originale et solidement argumentée entre l’humanisme de Roger Garaudy et le structuralisme de Louis Althusser.

Sa position fut théorisée dans un ouvrage au fort retentissement publié en 1969 Marxisme et théorie de la personnalité qui se fixait pour objectif d’exposer une conception marxienne de l’individu, à rebours d’une conception désincarnée du socialisme alors en vogue. »

Lucien Sève était ainsi un penseur que l’on peut appeler ouvert ou éclectique, selon ses horizons ; il n’hésita pas à considérer que Heidegger était un nazi, mais en même temps un grand philosophe préfigurant la véritable écologie. Il se tourna également vers les penseurs opposés à Staline en URSS, tel le psychologue Lev Vygotski. Au sens strict, il définit son approche comme marxienne et non « marxiste » ; il fallait pour lui se fonder sur une approche non dogmatique pour changer la vie en profondeur, avec Marx, Gramsci ou encore Jaurès.

Il ne s’agit pas de former un dogme : « le refus d’objectiver un  » marxisme  » est bien le préalable obligé de toute authenticité marxienne ». Le paradoxe, c’est que tout cela se situait en même temps pour lui tout à fait dans la tradition marxiste-léniniste dont il se revendiquait, qu’il prétendait prolonger et dépasser.

Cette position traumatise bien entendu les tenants de cette tradition, qui ne consistent concrètement qu’en deux organisations, le niveau exigé étant particulièrement élevé. Il y a ainsi la gauche du PCF, avec le Pôle de renaissance communiste en France dont le dirigeant Georges Gastaud est lui-même quelqu’un ayant un parcours philosophique. Pour le PRCF, Lucien Sève est à la fois un ange et un diable :

« Dans le temps « court » de la lutte politique et idéologique pour la renaissance communiste, L. Sève est peu à peu devenu un adversaire. Dans la temporalité moyenne de la théorie politique, et même s’il a produit dernièrement des travaux de grand intérêt sur l’éthique ou sur le concept du communisme, l’orientation générale défendue par Sève relève principalement à nos yeux du révisionnisme théorique (…).

[Cependant] il y va des fondamentaux d’une conception communiste conséquente de la transformation de la nature et de la société. Et sur cette temporalité « longue », Sève est un allié de premier plan du marxisme orthogramme de par sa culture philosophique et scientifique de premier ordre, de par son inventivité conceptuelle et de par sa puissance polémique, critique et démonstrative difficilement surpassable. »

Le PRCF considère que les « fronts sont étanches » et que Lucien Sève peut être excellent philosophe, mais un mauvais politique. Cette conception est évidemment considérée comme aberrante pour les maoïstes du PCF(mlm) pour qui tous les fronts sont entremêlés et pour qui il faut accepter soit tout, soit rien. Il n’y a pas de marxisme sans matérialisme dialectique, donc pas sans réalisme socialiste, sans conquête spatiale, etc.

On a ici trois approches concernant l’URSS de Staline : soit s’en couper, en considérant que ce fut du national-étatisme (comme le dit Lucien Sève), mais profiter de l’élan passé pour constituer une perspective marxienne, ce qui est la ligne du PCF.

Soit ne pas s’en couper mais rectifier le tir et réfuter le côté systématique, ce qui est la ligne du PRCF. Soit l’assumer en bloc de manière invariante en constituant en noyau dur le côté systématique, ce qui est la ligne du PCF(mlm).

On a là des choses bien compliquées et dont les problématiques ne touchent que bien peu de monde. Mais le communisme étant, aussi, une passion française, on a ici des démarches très complexes, très élaborées, qui ont par conséquent un impact intellectuel et culturel massif sur la Gauche et sur les perspectives de celles-ci. Qu’il s’agisse ici de laboratoires d’idées ou bien de matrices révolutionnaires potentielles, difficile de faire l’économie de ces poids lourds dans une critique sérieuse du capitalisme.