Faire de Marx, le grand activiste de la première Internationale, à la base du mouvement ouvrier, un auteur développant la thèse du « racisme systémique », il fallait oser. C’est ce qu’a fait Bruno Guigue, un ancien sous-préfet, c’est-à-dire lui-même une figure du « système ».
Bruno Guigue n’est pas n’importe qui. Né en 1962, il a fait l’École normale supérieure de la rue d’Ulm et de la fameuse ÉNA, l’École nationale d’administration. C’est donc quelqu’un qui fait partie de l’élite intellectuelle du pays. Il a ensuite été haut fonctionnaire du ministère de l’intérieur, directeur du contrat de ville de Saint-Denis, directeur général adjoint des services de la Région Réunion.
C’est donc quelqu’un qui sait ce qu’il dit et ce qu’il fait, il a d’ailleurs même affronté la ministre de l’Intérieur Michèle Alliot-Marie en publiant une tribune libre critiquant Israël, ce qui a amené son éjection de son poste de sous-préfet en 2008. Notons toutefois que l’article « Quand le lobby pro-israélien se déchaîne contre l’ONU » a été publié par le site musulman Oumma.com et qu’il n’hésite pas aux provocations plus que douteuses (par exemple l’article « analogie pour analogie, frappante est la ressemblance entre le Reich qui s’assied sur la SDN en 1933 et l’Etat hébreu qui bafoue le droit international depuis 1967 »).
Simple erreur ou abandon de la Gauche ? On a la réponse dans un article plus que surprenant. Depuis quelques années, Bruno Guigue s’est rapproché du Pôle de Renaissance Communiste en France (PRCF) et voilà qu’il publie sur le site du PRCF un article surréaliste intitulé : « Marx, penseur du racisme systémique ». Salvador Dali et André Breton sont battus.
Mentionnant les présentations assassines que Karl Marx fait du colonialisme, Bruno Guigue en déduit que, par conséquent, la « question raciale » était à la base même de la question capitaliste. Ce faisant, il fait comme Dieudonné et résume le capitalisme à une sorte de mise en esclavage parasitaire :
« Loin d’être indifférent à la question raciale, Marx en a perçu le caractère originaire, il a vu qu’elle était indissociable de la genèse du mode de production capitaliste. »
« La vérité, on le voit, c’est que Marx a compris que le racisme systémique inhérent à l’esclavagisme marchand était l’acte de naissance du capitalisme moderne ; que ce dernier épouserait bientôt la logique de ce que Samir Amin appellera le « développement inégal » ; qu’une fois les rapports de dépendance entre le Nord et le Sud institués, cette inégalité allait conférer sa véritable structure au système mondial ; qu’entre le centre et la périphérie s’instaurerait une division du travail assignant la seconde au rôle de fournisseur de main d’œuvre et de matières premières à bas prix ; que générant une exploitation en cascade, cette hiérarchisation du monde perpétuerait des rapports d’exploitation dont l’Occident capitaliste tirerait sa prospérité et dont les séquelles sont encore visibles. »
Il y aurait ainsi une sorte de « poison » dans la matrice du capitalisme. Bruno Guigue n’a donc pas lu le fameux Capital de Marx, sinon il saurait que chez lui le colonialisme n’est pas présent dans la « matrice » du capitalisme, qui par ailleurs n’existe pas, mais accompagne le développement des forces productives.
Karl Marx n’a jamais écrit, pour cette raison, d’analyses sur le racisme et encore moins sur le racisme « systémique ». Il n’y avait pour lui pas de « système », mais un mode de production. Friedrich Engels, dans son fameux « anti-Dühring », présente l’esclavage comme une étape nécessaire :
« Ce fut seulement l’esclavage qui rendit possible sur une assez grande échelle la division du travail entre agriculture et industrie et par suite, l’apogée du monde antique, l’hellénisme. Sans esclavage, pas d’État grec, pas d’art et de science grecs; sans esclavage, pas d’Empire romain.
Or, sans la base de l’hellénisme et de l’Empire romain, pas non plus d’Europe moderne. Nous ne devrions jamais oublier que toute notre évolution économique, politique et intellectuelle a pour condition préalable une situation dans laquelle l’esclavage était tout aussi nécessaire que généralement admis.
Dans ce sens, nous avons le droit de dire : sans esclavage antique, pas de socialisme moderne.
Il ne coûte pas grand chose de partir en guerre avec des formules générales contre l’esclavage et autres choses semblables, et de déverser sur une telle infamie un courroux moral supérieur. Malheureusement, on n’énonce par là rien d’autre que ce que tout le monde sait, à savoir que ces institutions antiques ne correspondent plus à nos conditions actuelles et aux sentiments que déterminent en nous ces conditions. »
Il ne coûte pas grand-chose pour Bruno Guigue de dénoncer l’esclavagisme aujourd’hui, alors qu’il n’existe plus et qu’il n’a surtout rien de capitaliste. Le capitalisme n’est pas raciste, il est même totalement anonyme. Ses blocs en compétition utilisent pour cette raison le racisme afin de mobiliser en leur faveur, mais il n’y a rien de systématique. Le capitalisme britannique méprise ou valorise l’Inde selon ses besoins : c’est le marché qui décide, pas un « racisme systémique » qui serait une « structure » comme dans le structuralisme.
Mais l’unique intérêt de son article, c’est de se demander ce que le PRCF est allé faire dans cette galère… Cette organisation se définit comme une initiative de reformation du PCF sur la base de ce qu’il a été dans les années 1980. On a pourtant ici quelque chose qui n’a rien à voir, qui est ouvertement postmoderne. C’est soit une erreur, une anecdote, soit directement une infiltration postmoderne, une bombe à retardement.