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Karabagh : seule la Gauche peut sauver le patrimoine et la nation arménienne

Une présentation des enjeux du patrimoine arménien de l’Azerbaïdjan.

L’Histoire du Caucase, comme de tout l’Orient, est passionnante. Et d’une manière générale, les Français se passionnent pour l’Histoire. En France plus qu’ailleurs, l’Histoire est devenue une manière de comprendre, de réfléchir à la politique. C’est toujours un miroir qui reflète des enjeux liés les uns aux autres. La juste compréhension des enjeux du patrimoine arménien de l’Azerbaïdjan est dans ce cadre une nécessité pour avoir une vue correcte sur l’Orient et les enjeux qui s’y déploient dans le contexte de notre époque où le bruit de la guerre impérialiste se fait à nouveau entendre de manière toujours plus inquiétante.

Le gouvernement nationaliste de la République d’Azerbaïdjan, influencé par les délires pan-touraniens, est profondément raciste. Mais le plus terrible est de voir à quel point ce racisme virulent infuse la société azerbaïdjanaise, en distillant en son sein un rejet violent des Arméniens en tant que peuple, et plus largement une haine de leur culture nationale.

Ce racisme s’est développé dans l’Azerbaïdjan soviétique à partir des années 1970, d’abord au sein de cercles intellectuels et d’officiels du régime, dont les dissidents formaient la pointe, symétriquement au même moment où le chauvinisme arménien connaissait lui aussi une « renaissance » dans le cadre de la « déstalinisation ». La Perestroïka des années 1980, sous Mikhaël Gorbatchev a accéléré et élargi encore cette évolution, et c’est dans ces années là que le Karabagh est définitivement devenue un point de polarisation du nationalisme Grand-Arménien d’un côté et du racisme panturc de l’autre.

L’effondrement de l’URSS a donné un cadre officiel et débridé à ces nationalismes, les dressant mortellement l’un face à l’autre. Mais dans ce rapport de force, les Arméniens avaient tout à perdre. Et de fait, ils ont tout perdu, ou presque. Les premiers à faire les frais de ce « réveil » du nationalisme ont été les Arméniens d’Azerbaïdjan. Si jusque-là, les mouvements d’épuration ethnique d’Azéris chassés d’Arménie, et d’Arméniens chassés d’Azerbaïdjan, notamment du Nakhitchevan, avaient été organisés par le régime lui-même, les dernières années de l’URSS ont été marquées par des émeutes raciales d’une grande violence, que le pouvoir central ne parvenait plus à contrôler.

Des civils azéris sont notamment massacrés à Kapan en Arménie, alors que des Arméniens sont partout pris à partie en Azerbaïdjan. Le clivage est tel que même le terrible séisme qui ravage le nord de l’Arménie en 1988, dont la région de Gyumri porte encore les stigmates, ne suscite aucune solidarité. L’Azerbaïdjan décrète même un blocus commercial de l’Arménie, asphyxiant dramatiquement son économie.

C’est dans ce contexte que les Arméniens d’Azerbaïdjan sont purement liquidés par le régime de Bakou. La guerre séparatiste et l’exode brutal des populations azerbaïdjanaises du Karabagh appuient symétriquement les pogroms de Soumgaït et de Bakou. Au final, à la fin de la guerre en 1994, il ne reste pratiquement plus d’Arméniens en Azerbaïdjan.

Le blason de la Transcaucausie soviétique des années 1930, avec un ornement géorgien, un croissant pour symboliser l’Azerbaïdjan et le mont Ararat pour symboliser l’Arménie

Au début des années 2000, le régime des Aliev (le père puis le fils) met en place une politique anti-arménienne décidée à aller au bout de la logique génocidaire. De nouvelles lois constitutionnelles éliminent définitivement la reconnaissance de l’arménien comme langue nationale, mais de fait elle n’était plus mentionnée depuis l’effondrement de l’Azerbaïdjan en tant que composante soviétique. Plus absurde encore, les noms de famille en –yan, indiquant une origine ethnique arménienne, sont interdits. Cela va au point que même les visiteurs étrangers sont considérés comme suspects à partir du moment où ils portent un nom de famille portant ce suffixe.

Les monuments arméniens subissent aussi à ce moment des outrages d’une très grande gravité. Il ne reste à Bakou qu’une église arménienne par exemple encore reconnue pour telle. Et encore, celle-ci est verrouillée, tous les signes extérieurs exprimant trop clairement son arménité ont été effacés et elle sert essentiellement de stock aux archives de la bibliothèque présidentielle voisine.

Mais c’est surtout la destruction du cimetière arménien de Djulfa, au Nakhitchevan, qui est resté exemplaire de cette entreprise d’anéantissement : de 2002 à 2005, il a été complètement détruit par une série d’opérations menées par l’armée et des entreprises de construction. Ce cimetière était le plus vaste témoignage de l’art funéraire médiéval arménien des « croix de pierre » ou khachkar/խաչքար. On estime que plus de 10 000 de ces vestiges du passé arménien de la région ont ainsi été ravagé, avec les tombes qu’elles abritaient.

Destruction au cimetière arménien de Djulfa

Depuis cette époque, le régime de Bakou entretient par ses médias et toute les capacités de son appareil d’État une incessante propagande raciste visant à rejeter violemment toute proximité avec les Arméniens. Il y a à Bakou une anecdote bien connue sur le degré de ce racisme. Il est arrivé qu’une livraison de produits alimentaires venus d’Iran indiquaient sur les étiquettes de l’emballage, la composition des marchandises en arménien, parmi d’autres langues.

La seule vue de ces étiquettes a généré des émeutes délirantes, où l’on a pu voir des personnes détruire ces marchandises en criant à travers les rues, « morts aux Arméniens ». Depuis, la douane azerbaïdjanaise contrôle soigneusement les étiquettes afin d’interdire la vente de tels produits. On dit qu’il est plus facile de faire passer des stupéfiants que des étiquettes en arménien à Bakou.

Destruction au cimetière arménien de Djulfa

De manière plus dramatique, il y a l’exemple de l’assassinat en 2004, par 16 coups de hache, d’un soldat arménien pendant son sommeil, dans le cadre d’un stage organisé par l’OTAN à Budapest en Hongrie, par un soldat azéri qui participait à ce même stage. L’assassin, Ramil Safarov, a été ensuite été condamné en Hongrie à 30 ans de prison. En 2012, il a obtenu l’autorisation de finir sa peine en Azerbaïdjan, où il a été immédiatement gracié dès son arrivée par le président Ilham Aliev en personne, qui l’a promu au grade de major.

Dans un tel contexte, on comprend que le patrimoine arménien en Azerbaïdjan n’a aucune chance d’être sauvegardé. Le régime de Bakou a même trouvé plus fort pour encore davantage effacer les Arméniens comme composante nationale. En 2003, il a ressuscité une communauté religieuse disparue au XIIIe siècle : les Aghvank, que l’on appelle en français « Albanais du Caucase », ou Outi.

A proprement parler, les Outi existaient déjà comme peuple caucasien formant un groupe ultra-minoritaire en Azerbaïdjan, où il sont environ 10000 (soit 0,1% de la population), mais aussi en Arménie et en Géorgie, où ils sont quelques milliers. Généralement on les assimile et ils s’assimilent d’ailleurs eux-mêmes aux Arméniens… Sauf en Azerbaïdjan.

Une carte du Caucase avec l’Albanie du Caucase formée avec l’effondrement de l’empire d’Alexandre le grand

D’ailleurs, les Aghvank historiques, s’ils parlaient une langue caucasienne peut-être proche du Outi, se sont eux-mêmes arménisés au cours de leur histoire, qui a été toute entière tournée vers l’Arménie. Beaucoup de ces Outi/Aghvank d’Azerbaïdjan portaient d’ailleurs jusqu’en 2002 des noms en -yan et parlaient arménien.

Maintenant, les Outis officiels d’Azerbaïdjan dénoncent avec Bakou l’occupation de leur « terre » historique du Karabagh et de leurs monuments. Du moins, ils n’y vont pas trop fort non plus, étant trop peu nombreux pour remplacer les Arméniens du Karabagh même s’ils le voulaient, et puis le lien entre les Outis et les anciens Aghvank/Arméniens du Karabagh étant tellement forcé que même les officiels de cette communauté n’insistent pas trop sur ces questions.

Une carte du Caucase avec l’Albanie du Caucase formée avec l’effondrement de l’empire d’Alexandre le grand

Seulement, cela permet de justifier l’écrasement du patrimoine arménien du Karabagh, là où les Azéris ont fait des conquêtes. En affirmant l’antériorité des caucasiens Outis/Aghvank sur le Karabagh, le régime de Bakou affirme avoir un argument pour accuser les Arméniens d’avoir falsifié les monuments et l’histoire de cette région… Ce qui serait donc une bonne raison de détruire les monuments falsifiés ou du moins les parties de ces monuments qui le seraient.

L’exemple du monastère (vank en arménien, comme en langue Aghvane) de Dadivank au Karabagh est emblématique de cela. Dadi est le nom en langue Aghvane de l’apôtre Jude-Thaddée, qui est réputé avoir évangélisé le nord de la Perse après la mort du Christ. Dans le christianisme arménien et plus généralement persan, donc y compris kurde et caucasien par exemple, c’est un personnage fondamental.

Le monastère de Dadivank au Karabagh

Dans la région, on connaît d’ailleurs deux autres monastères qui lui sont consacré : le plus grand se trouve en Iran dans la région de Tabriz, une région majoritairement peuplée d’Azéris. Ce monastère fait toujours l’objet en Iran du principal pèlerinage chrétien, essentiellement arménien. Ensuite, en Arménie même, il y a le monastère de Tatew (Tatevos ou Tatew étant le nom arménien de Thaddée), au sud de l’Arménie, dans la région coincée entre le Nakhitchevan et le reste de l’Azerbaïdjan.

Ces trois monastères appartiennent au patrimoine de la culture nationale arménienne, qui s’est constituée en partie sur l’héritage de ce christianisme persan auquel les Aghvank participaient eux aussi. Mais comme l’Église arménienne revendique sa fondation par un personnage appelé Grégoire l’Illuminateur (ayant vécu au IVe siècle), et comme l’Église Aghvane se revendiquait elle de Jude-Thaddée (ayant vécu au Ier siècle), le régime de Bakou cherche à mutiler la nation arménienne de sa part Aghvane, afin de la revendiquer comme purement azerbaïdjanaise, et antérieure du même coup.

Sur le plan historique, cette démarche est totalement fallacieuse, puisque l’une et l’autre Église ont toujours reconnus en réalité l’apostolicité primitive de Thaddée, puis leur fondation commune par Grégoire l’illuminateur. Et d’une manière générale, cela n’a aucun sens de vouloir détacher les anciens Aghvanks de l’histoire des Arméniens.

Fresque du XXe siècle au monastère de Dadivank au Karabagh

Le fait que les Aghvank soient un peuple qui s’est tourné à la fois vers les Arméniens et vers les Persans puis les Turcs azéris a joué un grand rôle. Cela a motivé les autorités soviétiques à considérer le Karabagh comme un territoire arménien de l’Azerbaïdjan, alors que les Arméniens y parlent un dialecte particulier, peut-être influencé de l’Aghvank, et où se trouve aussi, outre Dadivank, le superbe monastère de Ganjazar, ancien siège de l’Eglise Aghvane devenue arménienne.

Monastère de Gandzasar au Haut-Karabagh, siège du catholicossat d’Albanie du Caucase de 1400 à 1815

Cette reconnaissance devait s’appuyer sur cet héritage complexe et surtout permettre d’avoir une base matérielle pour organiser dans le futur la possible fusion des Arméniens comme composante de l’Azerbaïdjan soviétique, lui même collectif sur le plan national.

Les Aghvank sont en quelque sorte un pont entre les Azéris et les Arméniens, et entre eux et les caucasiens, au sein d’un vaste ensemble culturel persan commun à tous ces peuples. Les monastères consacrés à Jude-Thaddée témoignent par eux-mêmes de cette appartenance commune complexe.

Le monastère de Dadivank a été un lieu commun de la culture Aghvane, puis arménienne, qui y ont brillé ensemble de manière indissoluble. Les nationalistes arméniens font tout pour contourner l’existence des Aghvanks, qui menace leurs prétentions autochtones indigénistes et identitaires sur une base romantique. Le peuple arménien a des racines diverses, et certaines de celles-ci se lient aussi aux peuples de l’Azerbaïdjan, dont ils ne sont pas séparés.

Cela en France est aussi masqué par les soutien de l’Arménie, y compris parmi les savants qui connaissent pourtant cette question, mais la laisse criminellement de côté. Comme le font les nationalistes qu’ils soutiennent. Ils abandonnent ce passé aux prétentions racistes du régime de Bakou qui entend quand à lui les affirmer pour mutiler l’histoire nationale des Arméniens et effacer celle-ci à toute force de l’histoire nationale de l’Azerbaïdjan.

Pour sortir de cette impasse à somme nulle, où le peuple arménien est perdant quoi qu’il arrive, il faut retrouver une vision du monde scientifique, basée sur les faits, sur les peuples et leur existence matérielle.

Arméniens et Azéris partagent dans les faits un passé qui les uni, mais ils ne peuvent plus voir cela parce qu’ils se sont piégés eux-mêmes en liquidant le passé soviétique, notamment transcaucasien, dans une vision de Droite, qui a fini par les emporter toujours plus loin dans le séparatisme forcené. Cet exemple montre à quel point une vision de Gauche sur l’Histoire est urgente pour anéantir l’hégémonie sur cette dernière de la Droite avec ses allégations racistes ou romantiques qui déforment le passé ou l’escamotent… Au Karabagh comme en France.