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Mélenchon, Marx et la nature comme « corps inorganique de l’homme »

La question de la définition de la Nature en dit long sur une France marquée par Descartes.

La question de la définition de la Nature en dit long sur une France marquée par Descartes.

C’est un exemple de la dimension grotesque de la vie intellectuelle française. Du Marx mal lu, pas lu, interprété à tort et à travers, des références à des intellectuels universitaires hors sol… Que dire ?

La chose se passe ainsi : Jean-Luc Mélenchon tient des propos à l’Assemblée… Il dit qu’il ne s’agit pas de défendre la Nature, qui se défend elle-même, mais un écosystème compatible avec l’être humain. C’est un anthropocentrisme masqué : on sait que Jean-Luc Mélenchon avait parlé de manger du quinoa lors de la dernière élection présidentielle, mais c’était de la démagogie.

Et il dit alors que Marx appelle cela le « corps inorganique de l’homme » (ce qui n’est pas vrai du tout). Les éditions sociales, qui sont les éditions historiques du PCF, s’en réjouissent.

Dans la foulée, les éditions sociales mentionnent un ouvrage au sujet de cette expression. De manière délirante, cet ouvrage publié au éditions sociales a été écrit par… l’universitaire américaine Judith Butler, l’une des principales figures de la philosophie post-moderne, principalement de la théorie du genre. On ne peut pas faire plus éloigné de Karl Marx.

On peut trouver en ligne un extrait des discours délirants de Judith Butler. Rien que le début suffit :

« Ce que j’entends montrer aujourd’hui est relativement simple. L’objectif général de mon propos est de déterminer la meilleure façon de reconsidérer les Manuscrits économico-philosophiques de 1844 de Karl Marx afin de savoir si, selon l’hypothèse couramment admise, Marx est anthropocentrique. »

L’hypothèse couramment admise n’existe pas. Les gens ayant lu Marx sérieusement, et non pas de seconde main à travers des universitaires, savent très bien que Marx n’est pas du anthropocentriste (et non pas « anthropocentrique » d’ailleurs), qu’il se situe dans le prolongement de Spinoza et de Hegel, avec une lecture universelle s’exprimant justement dans une dialectique de la Nature.

Rien que le passage où Karl Marx parle du « corps inorganique de l’homme » dans les Manuscrits de 1844 le montre très clairement d’ailleurs : la dernière phrase le souligne clairement. Et d’ailleurs Karl Marx n’oppose pas du tout l’être humain à la Nature : il dit que l’être humain avec le travail est sorti de la Nature mais pour mieux y retourner. C’est le sens du communisme.

« La vie générique tant chez l’homme que chez l’animal consiste d’abord, au point de vue physique, dans le fait -que l’homme (comme l’animal) vit de la nature non-organique, et plus l’homme est universel par rapport à l’animal, plus est universel le champ de la nature non-orga­ni­que dont il vit.

De même que les plantes, les animaux, les pierres, l’air, la lumière, etc., constituent du point de vue théorique une partie de la conscience humaine, soit en tant qu’ob­jets des sciences de la nature, soit en tant qu’objets de l’art – qu’ils constituent sa nature intel­lec­tuelle non-organique, qu’ils sont des moyens de subsistance intellectuelle que l’hom­me doit d’abord apprêter pour en jouir et les digérer – de même ils constituent aussi au point de vue pratique une partie de la vie humaine et de l’activité humaine. Physiquement, l’homme ne vit que de ces produits naturels, qu’ils apparaissent sous forme de nourriture, de chauffage, de vêtements, d’habitation, etc.

L’universalité de l’homme apparaît en pratique précisément dans l’universalité qui fait de la nature entière son corps non-organique, aussi bien dans la mesu­re où, premièrement, elle est un moyen de subsistance immédiat que dans celle où, [deuxième­ment], elle est la matière, l’objet et l’outil de son activité vitale.

La nature, c’est-à-dire la natu­re qui n’est pas elle-même le corps humain, est le corps non-organique de l’homme. L’homme vit de la nature signifie : la nature est son corps avec lequel il doit main­te­nir un processus cons­tant pour ne pas mourir.

Dire que la vie physique et intellectuelle de l’homme est indis­so­lu­blement liée à la nature ne signifie pas autre chose sinon que la nature est indissoluble­ment liée avec elle-même, car l’homme est une partie de la nature. »

On voit donc que Jean-Luc Mélenchon cite Karl Marx pour dire le contraire de ce dernier : pour Karl Marx la situation où la Nature fait face à l’être humain est temporaire et mauvaise, il faut retourner à la Nature, que l’être humain redevienne un animal en son sein, mais en profitant de son évolution. C’est le sens du communisme.

Pour Jean-Luc Mélenchon par contre, la scission entre l’être humain et la Nature est consommée, la Nature étant réduite à un écosystème à gérer. Cela n’a rien à voir et on comprend au passage pourquoi il est un fervent partisan de cette horreur absolue qu’est « l’aquaculture », avec des millions et des millions de poissons enfermés sous l’eau.

Alors pourquoi tout cela ? Judith Butler le dit dans l’extrait mentionné plus haut. Elle valorise Louis Althusser, bien connu pour proposer un post-marxisme structuraliste, où il rejette le jeune Marx comme « humaniste », pour mettre en avant un Marx de la maturité « structuraliste » avant l’heure. En clair, Althusser = le meilleur lecteur de Marx.

C’est une escroquerie spécifiquement française, où l’on s’imagine que la philosophie anthropocentriste du libre-arbitre élaboré par Descartes serait un ancêtre du marxisme… Alors qu’en réalité le marxisme un naturalisme déterministe dans le prolongement de Spinoza.

Voici donc ce que dit Judith Butler :

« Ce que je voudrais mettre en avant, c’est que la plupart d’entre nous qui travaillons dans le sillage du structuralisme et du post-structuralisme au cours des dernières décennies avons une grande dette envers le bouleversement intellectuel opéré par le geste révolutionnaire d’Althusser. Ma propre dette envers celui-ci pour le changement de perspective qu’il a fait advenir est immense, que cette dette ait été consciente ou non. »

Structuralistes de tous les pays, unissez-vous ! Tel est le mot d’ordre et on voit que les éditions sociales participent à cette démarche lamentable, ce qui n’est guère étonnant puisque le marxisme français est faux et pourri à la base, par incapacité à se mettre à l’école de la social-démocratie allemande. Là est la source historique du problème.