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Comment les ouvriers de Knorr de Duppigheim ne sont volontairement pas rentrés dans l’Histoire

Qui plus est, pour pas grand chose.

Qui plus est, pour pas grand chose.

Le mois d’août a été marqué par l’impressionnante déferlante des anti-pass. Mais il y a également eu un épisode pathétique qui reflète d’un échec historique, alors que tout aurait pu se passer bien différemment. Les ouvriers d’une usine alsacienne de Knorr auraient pu être le fer de lance de la classe ouvrière en France, mais ils ont décidé que non.

Ils auraient pu déclencher une grève dure, qui aurait été un symbole national, qui aurait littéralement levé le drapeau de la révolte ouvrière. Ils seraient rentrés dans l’Histoire. Ils ont préféré s’effacer devant Unilever.

Knorr appartient en effet à Unilever, qui est un géant de l’agroalimentaire. Il n’y a dans ce secteur que Nestlé, PepsiCo et la Coca-Cola Company qui soient devant. Unilever, c’est plus de 50 milliards de chiffre d’affaires, dont quelques uns en France. Ce sont les marques Amora, Maille, Monsavon, Rexona, Cajoline, Omo, Miko, Ben & Jerry’s, Persil, Lipton, etc.

Et donc, Knorr. Seulement voilà, en mars 2021, Unilever a décidé de délocaliser l’usine française de Knorr, vers la Pologne et la Roumanie (et en partie un sous-traitant en Bretagne). Cela met sur le carreau 261 travailleurs de Knorr, sans compter les intérimaires et les sous-traitants, soit un millier de personnes.

Alors il y a eu des protestations, des manifestations, une pétition avec 20 000 signataires, disant notamment cette chose étrange et révélatrice :

« Les soupes Knorr sont fabriquées en Alsace depuis 1953, tout d’abord à Illkirch-Graffenstaden puis, depuis 1983, à Duppigheim. Ces soupes font partie du patrimoine culinaire français. »

On comprend le problème : il n’y a pas de lecture de classe, seulement des considérations sur « l’emploi », le « savoir-faire », etc.

Un tract tente même le coup de l’argument de la pollution… C’est dire si vraiment l’affrontement a été refusé. Tout a été fait pour ne pas dire : sale capitaliste, on refuse ta restructuration, tu vas t’écraser.

Unilever a donc fait ce qu’elle voulait, car le capitalisme n’en a rien à faire des états d’âme.

Il fallait cogner, il fallait frapper. Mais les ouvriers de Knorr n’ont pas voulu le faire. Ils se sont tournés vers le plan de sauvegarde de l’emploi, début août 2021, avec la veille de l’acceptation, une petite initiative intersyndicale.

Comme déjà dit, c’est une mauvaise chose du point de vue de la classe, mais pour des travailleurs sans conscience de classe et devant se débrouiller avec leur vie, payer les crédits, ne pas se retrouver dans une situation intenable marquée par des divorces… cela a une certaine dignité.

Les ouvriers de Knorr n’ont cependant gagné que des miettes. Et là on se dit : le refus de la lutte, la destruction du tissu social, mais en plus, pas grand chose sur le plan individuel ?

Le plan social pour l’emploi consiste en effet en six mois de salaires bruts et 2 000 euros par année d’ancienneté. C’est une blague. Et encore Unilever avait proposé initialement 1 800 euros par année d’ancienneté !

Pour rappel, le plan social pour l’emploi chez Bridgestone, c’est 46 500 euros au total en fixe, plus 2500 euros par année d’ancienneté.

50 000 euros… on comprend que pour des travailleurs, alors que rien n’est acquis dans une situation sociale où il n’y a pas d’impulsion collective, cela se discute sur le plan individuel. On peut refaire sa vie, plus ou moins, surtout si la somme grimpe avec l’ancienneté.

Mais 10 000 euros, 15 000 euros, même disons 20, 25 000… on ne va pas loin. C’est tout de même plus que très peu pour collaborer à la toute-puissance des grandes entreprises, pour contribuer à la désertification locale, pour refuser d’aller à l’affrontement au nom – au moins – de la dignité du travail…

Que les ouvriers de Knorr ne veuillent pas faire une assemblée générale, occuper l’usine et y hisser le drapeau rouge, affronter les forces de répression dans la violence… on peut le concevoir.

Qu’ils choisissent la corruption par le capitalisme, on peut même le comprendre historiquement, malheureusement. Mais six mois de salaires bruts et 2 000 euros par année d’ancienneté à Unilever, qui brasse des milliards ?

Alors évidemment, il y a pour les 261 travailleurs un congé de reclassement rémunéré, un budget de formation, au total les indemnités s’élèveront à davantage, etc. Mais il ne faut pas se voiler la face : les ouvriers français sont complètement à la ramasse. Pour preuve, le 5 juillet, les ouvriers de l’usine Knorr avaient assigné leur ancien patron au tribunal judiciaire de Strasbourg, pour entrave au bon fonctionnement du conseil social et économique.

Les ouvriers français croient en le capitalisme, ils se donnent dans leur travail, ils n’ont aucune lecture de classe, ils veulent juste une meilleure répartition et qu’on les laisse tranquille dans leur vie privée. D’ailleurs ils sont souvent propriétaires de leur logement. Pour eux un licenciement est une trahison, au sens privé, au sens personnel. Cela ne relève pas de la lutte de classes pour eux.

Mais, franchement, si des ouvriers ne sont même pas capables d’affronter Unilever, qui a fait 5,6 milliards d’euros de bénéfices en 2020… alors quand vont-ils bouger?

Où vit-on ? Dans un pays où le capitalisme a gagné ?

Eh bien oui, et qui dit autre chose ment. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a plus rien à faire. Mais en tout cas cela veut dire que tout reste à faire, effectivement…