Toute une époque a pris fin.
Le monde pacifié né de la fin de l’URSS et de l’inscription de la Chine dans le capitalisme mondial a bel et bien disparu : la prospérité capitaliste pendant trois décennies cède la place au chaos de la bataille pour le repartage du monde. La reconnaissance par la Russie des « deux républiques » populaires du Donbass séparatiste le 21 février 2022 a cloué le cercueil d’une période frappée à mort par l’irruption de la pandémie en 2020.
Le capitalisme a alors été incroyablement ralenti, bien qu’il ne puisse justement pas ralentir, par définition même. La course pour rattraper l’accumulation s’est transformée en tendance à la guerre et l’Ukraine a été le grand point de fixation, avec Taiwan. C’est pourquoi agauche.org en parle depuis avril 2021 de manière intense, et cela a été juste : cela montre la valeur d’avant-garde, au sens de la Gauche historique, du travail d’analyse et d’orientation mené.
Ceux qui ont considéré que les gilets jaunes ou telle grève de fonctionnaires formaient une « actualité » n’ont rien compris au sens de l’Histoire. Il faut voir les choses en grand, avoir de l’envergure. Sans cela on en reste au point de vue du capitalisme et de ses représentants. Car toute les figures politiques françaises sont sous le choc. Toutes croient fermement en la stabilité du capitalisme, alors forcément le ciel leur tombe sous la tête.
Même Eric Zemmour, pro-Russie, disait la veille qu’il ne croyait pas en une intervention militaire russe, alors que Marine Le Pen, historiquement pro-Russie également, a réagi à la nouvelle situation en affirmant qu’il fallait une grande conférence européenne sur la base des accords de Minsk que la Russie vient justement de jeter à la poubelle en reconnaissant les régions séparatistes ukrainiennes comme des Etats.
On notera d’ailleurs que la reconnaissance par la Fédération de Russie de la « république populaire » de Donetzk et de celle de Louhansk, dans la plus pure tradition « légaliste » russe, relève de deux « oukazes » différents.
Cette décision présidentielle de reconnaissance des « républiques populaires » suit également toute une procédure, commencé par un vote effectué en ce sens au parlement russe le 15 février 2022, sur proposition du Parti communiste de la Fédération de Russie de Guennadi Ziouganov, principale force d’opposition avec un peu moins de 20% des voix.
Officiellement, le président russe Vladimir Poutine et le gouvernement n’y étaient pas favorables, car cela remettrait en cause les accords de Minsk, qui prévoient ou plutôt prévoyaient un retour du Donbass séparatiste dans le cadre d’une Ukraine fédérale. Un tel retour empêcherait, par le droit de veto fédéral, l’intégration de l’Ukraine à l’Otan ou l’Union Européenne. L’étude présidentielle de la proposition de reconnaissance du Donbass séparatiste semblait donc hypothétique, théoriquement remise à plus tard, sans vraie réponse formelle attendue, etc.
Aussi, lorsque Vladimir Poutine a appelé à un réunion du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie le 21 février 2022, il a pris tout le monde de court en transformant cela en discussion sur la reconnaissance de la souveraineté du Donbass séparatiste. Cette discussion du Conseil de sécurité a amené à des prises de position, qu’on devine unanimes.
Se sont prononcés pour la reconnaissance de la souveraineté des « républiques populaires » le premier ministre, le président de la Douma (c’est-à-dire le parlement), le plénipotentiaire présidentiel du district fédéral central, la présidente du Conseil de la fédération de Russie, le secrétaire du Conseil de sécurité, le ministre des Affaires Etrangères, le directeur du FSB (les services secrets intérieurs), le directeur du Renseignement (les services secrets extérieurs), le ministre de la Défense, le ministre de l’Intérieur, le chef de la Garde nationale.
Deux responsables ont voté pour la reconnaissance en l’absence d’amélioration de la situation : le vice-président du Conseil de sécurité Dmitri Medvedev et le secrétaire du Conseil de sécurité Nikolaï Patrouchev, tous deux extrêmement proches du président russe Vladimir Poutine. Ce dernier n’a pas immédiatement donné son avis.
Et lorsque le Conseil de sécurité russe a commencé en début d’après-midi et que le thème de la reconnaissance du Donbass séparatiste a été connu, les diplomaties des pays occidentaux ont été sous le choc, réagissant de manière outrée. La veille encore le président Vladimir Poutine avait expliqué au président Emmanuel Macron qu’il acceptait une rencontre prochaine avec le président américain Joe Biden, et qu’il n’y aurait pas d’intervention en Ukraine. Le jour même, les ministres français et russe des Affaires étrangères (Jean-Yves Le Drian et Sergueï Lavrov) avaient convenus de se rencontrer le 24 février à Paris pour des « consultations préparatoires » en vue d’un sommet sur l’Ukraine.
Tout cela est tombé à l’eau d’un coup. A 19h, le président Vladimir Poutine a appelé le président français Emmanuel Macron et le chancelier allemand Olaf Scholz pour leur faire part de sa décision de reconnaître la souveraineté des « républiques populaires », passant immédiatement par la signature d’un traité d’amitié et d’entraide avec leurs présidents, Denis Pouchiline (pour Donetzk) et Leonid Pasechnik (pour Louhansk).
Vladimir Poutine a ensuite embrayé pour une allocution d’une heure à la télévision russe pour rendre publique son choix et expliquer la situation, avec un mélange de vérité et de contre-vérité afin que les choses s’interprètent dans le sens de l’expansionnisme russe. Les Russes du Donbass séparatiste seraient la cible d’un génocide du régime fantoche ukrainien (ce qui est faux même si le régime est fanatiquement anti-russe), qui a fait du pays une colonie américaine (ce qui est vrai), avec l’OTAN cherchant à installer à la fois des bases et des installations nucléaires (ce qui est vrai aussi).
De toutes façons l’Ukraine serait, dit Vladimir Poutine, une invention de Lénine, aidé de Staline en 1945 avec le retour de la partie ukrainienne orientale (ce qui est vrai au sens où les bolcheviks ont reconnu la nation ukrainienne et mis en place une politique d’ukrainisation dans les années 1920-1930). Faisant allusion à la « décommunisation » menée en Ukraine de manière forcenée depuis 2014, il en conclut qu’une réelle « décommunisation » impliquerait le retour de l’Ukraine à la Russie. Voici la vidéo de l’intervention, qui dure une heure, en français, qu’il est résolument utile de connaître.
Dans la foulée, l’armée russe a été envoyée dans les « républiques populaires » pour oeuvrer à la « pacification », alors que les bombardements (à l’artillerie et aux mortiers) entre celles-ci et l’Ukraine continuent de manière effrénée. Il va de soi que cela forme un contexte explosif.
Sans attendre, la France et la Grande-Bretagne ont annoncé oeuvrer à des sanctions, la France ayant d’ailleurs immédiatement tenu un conseil de défense et de sécurité nationale avec le président Emmanuel Macron, le ministre de l’Europe et Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian, la ministre des Armées Florence Parly, ainsi que le ministre de l’Économie, des Finances et de la Relance Bruno Le Maire.
La superpuissance américaine a instauré immédiatement des représailles économiques contre les « républiques populaires », évacuant vers la Pologne le personnel de l’ambassade américaine en Ukraine de Lviv (à l’ouest du pays) et conseillant au président ukrainien Volodymyr Zelensky d’être prêt à quitter Kiev pour Lviv.
Volodymyr Zelensky a également tenu une brève allocution… à deux heures du matin pour expliquer que la décision russe mettait un terme aux accords de Minsk et ne changeait finalement rien du tout, l’armée ukrainienne veillant à la situation. Plus tard encore dans la nuit, les Nations Unies tenaient un conseil de sécurité d’urgence.
Car c’est de fait la panique dans toutes les diplomaties mondiales, dans tous les gouvernements du monde. La Russie a ouvert la voie de la déstabilisation par la force – et tout le monde a bien conscience que le processus n’est même pas terminé encore, puisque l’armée russe entoure l’Ukraine armée jusqu’aux dents, que la déstabilisation de l’Ukraine est en cours. Tout l’édifice né en 1991 est ébranlé. Comme dit le 5 avril 2021 dans l’article L’incroyable silence sur le conflit Russie-Ukraine :
« Ce qui se passe à la frontière de l’Ukraine et de la Russie change la donne. C’est l’expression de la grande crise, commencée avec le COVID-19 mais traversant toute la société, toute l’économie. Plus rien ne tient. La bataille pour le repartage du monde devient la grande tendance… »