La mer Méditerranée est au cœur de la bataille pour le repartage du monde.
Historiquement, la France est très présente en Méditerranée, qu’elle entend contrôler de sa puissance navale. Depuis Toulon jusqu’à Beyrouth, l’armée française a normalement les coudées franches dans ces eaux, patrouillant, manœuvrant et s’exerçant comme elle le souhaite.
C’est de moins en moins le cas notamment en raison de la présence de l’armée russe, qui elle aussi entend accroître son hégémonie dans la région depuis quelques années, comme le constate de manière ultra-détaillée un rapport parlementaire sur les enjeux de défense en Méditerranée de février 2022.
Le document traite de toute la zone, évoquant la Turquie et son « enhardissement », les tensions Algérie/Maroc, la question de la Libye ou encore en parlant d’un réarmement généralisé comme le montre la carte suivante.
Mais c’est la question de la Russie qui est particulièrement intéressante dans ce rapport. Bien que Vladimir Poutine le réfute mot pour mot, sa politique expansionniste de grande puissance consiste en effet en un retour à l’Empire russe. Cela est particulièrement flagrant sur la question brûlante de l’Ukraine et la reconnaissance le 21 février 2022 des deux régions séparatistes, avec tout l’escalade militaire allant avec.
Et c’est également flagrant en ce qui concerne donc la présence dans les eaux méditerranéennes.
Il est constaté à quel point « l’établissement d’une présence navale russe permanente en Méditerranée est redevenu prioritaire », notamment depuis 2013 et la création de la « force opérationnelle permanente de la marine russe en Méditerranée », rattachée à la « flotte de la mer Noire ».
Selon les experts auxquels se réfère le rapport parlementaire, ce groupement peut compter sur « plus d’une quinzaine de bâtiments de combat, dont certains sont équipés du missile de croisière Kalibr ». Il s’appuie sur deux bases principales, acquises de part le soutien militaire russe au régime syrien. Il y en a une dans le port de Tartous dont la gestion opérationnelle a été confiée par la Syrie à la Russie pour une durée de 49 ans en décembre 2017, une autre consistant en la base aérienne près de Lattaquié.
Voici l’inventaire (au conditionnel) des capacités militaires majeurs russes sur ces bases :
- de façon permanente une dizaine de bâtiments de tonnages faibles mais relativement récents, dont deux sous-marins de type Kilo ;
- des systèmes de défense anti-aérienne de type S-400 ;
- un système de défense côtière Bastion-P dotée de missiles de croisière anti-surface ;
- une trentaine d’avions (Su-35, SU-34 et Su-24) et hélicoptères (Mi-35 et Mi-8) ;
- des bombardiers supersoniques TU 22 ainsi que celui MiG-31K, dotés de missiles aérobalistiques et hypersoniques Kinjal.
Le document parlementaire français constate alors :
« Cette implantation russe en Syrie fait donc de la Méditerranée orientale le pôle de rayonnement de la puissance russe en Europe. »
Précisons bien évidemment ici que la France ne constate pas tout cela de manière neutre et pacifique, mais bien dans le cadre de sa concurrence de grande puissance dans la région. Les parlementaires évoquent directement « un défi pour nos forces », en insistant sur l’importance de cette concurrence russe :
« Le dispositif russe est de nature à restreindre fortement la liberté d’action de la France et de ses partenaires dans la zone.
Tout d’abord, les déploiements de nos capacités en Méditerranée orientale sont désormais régulièrement sources d’interactions, d’intensité variable, avec les forces russes, comme l’ont confirmé le capitaine de vaisseau Hervé Siret et le colonel Romain Canepa, représentant le centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) de l’état-major des Armées auditionnés par les rapporteurs (…).
Par ailleurs, la mise en place par la Russie de systèmes de défense anti-aérienne participe à la création de bulles de déni d’accès.
Dans cette perspective, la réitération de l’opération Hamilton serait aujourd’hui plus complexe à mettre en œuvre, comme l’a reconnu le général Philippe Moralès.
Ainsi, en cas de crise, « ces dispositifs russes pourraient être mis à profit à des fins offensives et être mobilisés par les armées russes pour restreindre l’accès des forces occidentales au canal de Suez, à la mer Noire et à la Méditerranée orientale », comme le relève une note de la Fondation pour la recherche stratégique. »
Il faut prendre ici toute la mesure de cette dernière citation ; l’actualité est belle et bien la tendance à la guerre, avec une grande bataille à venir pour le repartage du monde, avec la Méditerranée comme un hotspot stratégique. Cela d’autant plus qu’il est question pour la Russie, d’après ce rapport, « d’élargir son influence dans les autres zones de Méditerranée », avec comme points d’appuis et d’alliance la Libye et l’Algérie ainsi que l’Égypte.
On n’a pas ici un « calcul » de la part de la Russie consistant en un « besoin d’accès » géographique, ni à une quelconque situation historique ou des enjeux strictement économiques. Ce qui est en jeu, c’est une concurrence entre grandes puissances qui veulent assurer leur hégémonie dans un contexte mondial de tensions guerrières. Le rapport parlementaire français parle d’ailleurs très bien, dans le titre de la partie consacrée à la Russie, de « compétiteurs stratégiques mondiaux à nos portes » (le pluriel est employé, mais il n’est en fait question que de la Russie, même si bien entendu la question turque se pose parallèlement).
Ce rapport, sous influence de la majorité parlementaire favorable à Emmanuel Macron, prend forcément le point de vue de l’OTAN et de la concurrence hostile à la Russie. Il est regretté notamment le « désengagement » américain en Méditerranée, avec également le constat suivant :
« La Russie pourrait profiter de façon opportuniste d’une crise en Indo-Pacifique qui aboutirait à une concentration des moyens américains et otaniens dans cette zone, pour faire avancer ses intérêts en Méditerranée. »
Mais ce point de vue pro-OTAN du rapport parlementaire, qui dénonce en quelque sorte le déploiement russe en Méditerranée, peut tout autant servir dans le sens inverse. C’est-à-dire que la fraction nationaliste de la bourgeoisie française, représentée par Eric Zemmour et Marine Le Pen (et relativement par Jean-Luc Mélenchon), hostile à l’OTAN, peut faire de ce constat de la force russe en Méditerranée, justement une occasion d’alliance avec la Russie.
Cela d’autant plus que l’armée russe est toujours tout à fait bienveillante vis-à-vis de la France, bien que les deux armées se marchent ici ouvertement dessus. Le rapport parlementaire français précise en effet très bien que les nombreuses « interactions » se déroulent « de façon professionnelle » (en langage militaire cela veut dire de manière amicale), tout en constatant que ce n’est pas le cas en ce qui concerne les interactions russes avec les armées américaines et britanniques.
On est dans une période de basculement, d’alliances, de contre-alliances… Comme juste avant 1914 !