Il synthétise l’idéologie de l’Etat russe et de sa guerre en Ukraine.
C’est une initiative politique au sens le plus pur du terme que Vladimir Poutine a pris le 18 mars 2022. Traditionnellement, le 18 mars est une journée de célébration à la fois patriotique et nationaliste du retour de la Crimée à la Russie en 2014. Cette fois, le paquet a été mis pour une démonstration de force alors que la Russie connaît une avalanche de sanctions de la part des pays capitalistes occidentaux et des pays qui leur sont directement reliés dans l’Est de l’Europe. 80 000 personnes se sont rassemblées dans le stade Loujniki à Moscou, 30 000 étant à l’extérieur devant des écrans géants, pour un concert avec, en son cœur, un discours de Vladimir Poutine.
La nature de ce discours est naturellement de la plus haute importance, puisqu’elle résume la position de l’État russe, qui plus est en quelques minutes seulement. Qu’a dit Vladimir Poutine? Il a commencé son discours déjà par les premiers mots de la longue phrase inaugurant la constitution de la Russie. Voici la phrase, les mots cités par Vladimir Poutine étant en gras.
« Nous, peuple multinational de la Fédération de Russie, uni par un destin commun sur notre terre, affirmant les droits et libertés de l’homme, la paix civile et la concorde, conservant l’unité de l’État historiquement constituée, nous fondant sur les principes universellement reconnus d’égalité en droit et d’autodétermination des peuples, vénérant la mémoire des ancêtres qui nous ont transmis l’amour et le respect de la Patrie, la foi dans le bien et la justice, faisant renaître l’État souverain de la Russie et rendant intangible son fondement démocratique, visant à assurer le bien-être et la prospérité de la Russie, mus par la responsabilité pour notre Patrie devant les générations présentes et futures, nous reconnaissant comme une part de la communauté mondiale, adoptons LA CONSTITUTION DE LA FÉDÉRATION DE RUSSIE. »
En quoi est-ce essentiel? Eh bien parce que si Vladimir Poutine rappelle ces mots pour célébrer le retour de la Crimée à la Russie, il entend en même temps souligner que la Crimée n’a pas été « siphonnée » par la Russie, mais qu’elle l’a rejoint dans une communauté de destin de type fédéral. Vladimir Poutine ne dit pas d’ailleurs « la Crimée », mais « la Crimée et Sébastopol », parce que dans la Fédération de Russie la ville de Sébastopol en Crimée a un statut de ville d’importance fédérale.
Maintenant si on raisonne sans être stupide, on comprend tout de suite ce que cela signifie pour l’Ukraine. C’est un appel du pied pour dire : n’ayez crainte, l’Ukraine ne sera en aucun cas englouti par Moscou, rejoignez la Russie pour être relié à d’autres structures de dimension fédérale, il y a tout à gagner à agir ainsi pour les régions ukrainiennes, pour les villes ukrainiennes significatives.
C’est là un point essentiel, qui se concrétise de manière symbolique à Marioupol, où l’armée met en première ligne des forces tchétchènes. Il s’agit là de souligner la dimension multi-ethnique, multi-nationale de la Russie, de manière marquée, et ce d’autant plus que ces forces se revendiquent de l’Islam et que Marioupol, c’est « la ville de Marie ».
Le bref discours de Vladimir Poutine y fait d’ailleurs référence. Il a cité les propos suivants, tirés de la Bible (Jean Chapitre 15, verset 13) :
« Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. »
Et il a enchaîné en disant que c’était vrai pour toutes les nations et toutes les religions, que dans « l’opération spéciale » en Ukraine il y avait dans l’armée russe un tel sens du sacrifice les uns pour les autres, que les soldats luttent côte à côte, prêts à se jeter sur les balles pour empêcher les autres de mourir, etc. Il y a là la dimension mystico-religieuse de ce qui est bien entendu l’idéologie « eurasienne » de la Russie (qu’on trouve exposée dans l’article L’expansionnisme russe anti-ukrainien et sa base idéologique «eurasienne»).
On notera par ailleurs qu’il y a une forte dimension idéologique dans les forces tchétchènes en première ligne à Marioupol, car l’armée ukrainienne est là-bas composé des nazis du régiment Azov, d’ailleurs épaulés par des rebelles tchétchènes djihadistes. La ville en train de tomber dans les mains de l’armée russe va connaître un bain de sang, alors que déjà les hommes fuyant la ville voient leurs corps inspectés à la recherche de tatouages nazis.
Vladimir Poutine a conclu son discours en faisant référence à l’amiral Fiodor Ouchakov, qui a triomphé dans 40 batailles navales au 18e siècle, avant de se retirer sobrement près d’un monastère en Mordovie à la fin de sa vie. C’est une référence très subtile.
Il y a la dimension militaire, puisque l’amiral en question est resté victorieux, Vladimir Poutine rappelant que Fiodor Ouchakov voyait en ces batailles des orages qui glorifieraient la Russie. Il y a la dimension mystique puisque l’amiral est resté un pur loin des richesses et des intrigues de la Cour royale, il a d’ailleurs été canonisé par l’Église catholique orthodoxe russe en 2001.
Il y a une dimension impériale, car c’est à l’époque que la Crimée devient russe et c’est Fidor Ouchakov qui s’occupe de superviser la construction de la base navale de Sébastopol. Il a également supervisé la construction de docks d’une ville à 80 km de la Mer Noire si l’on remonte deux fleuves (le Dniestr et le Boug méridional), Kherson. Maintenant, si on dit que Kherson a été conquise par l’armée russe le 2 mars, on a tout compris…
On peut voir un large extrait du concert de Moscou ici. Et voici deux vidéos de chansons emblématiques qui y ont été joués par leurs chanteurs. La première, c’est la chanson d’Oleg Gazmanov, avec une chanson disant que mon pays c’est l’URSS (« je suis né en URSS »), avec la liste de tous les pays qui l’ont composé. Naturellement, l’Ukraine est mentionnée et ce même dès le départ.
La chanson est nostalgique de l’empire soviétique à 2000% et de par son ton, son approche, elle est une sorte d’inversion impériale « soviétique », prétentieuse et boursouflée, de la grande chanson de l’URSS des années 1930 « Vaste est ma patrie », d’orientation patriotique, « réaliste socialiste ». Elle a en même temps une fabuleuse dignité populaire pour les Russes, c’est d’une sincérité sentimentale débordante insaisissable pour les esprits cartésiens français. Il faut être russe sans doute pour avoir même la nostalgie du KGB, en effet..
La seconde, c’est la (fameuse et très belle) chanson Kukushka du groupe Kino (des années 1980), chantée par Polina Gagarina. La version de cette dernière est très connue pour avoir fait partie du film La bataille pour Sébastopol (en français « Résistance ») de 2015, un film (de qualité assez secondaire) sur la fameuse tireuse d’élite soviétique de la seconde guerre mondiale Lioudmila Pavlitchenko. La vidéo est pour le coup entraînante à souhait.
La présence des deux chanteurs avec ces deux chansons au concert moscovite en dit long, voire même résume tout.