L’approche « citoyenne » fait désormais face à un mur.
En France, il existe un secteur très important, qui brasse beaucoup d’énergie humaine et d’argent, appelé le « monde associatif ». C’est dans cet écosystème que s’expriment la majorité des opinions et des causes, que les gens participent aujourd’hui le plus à l’exercice politique. C’est potentiellement en cela un secteur démocratique important, qui au début du siècle dernier, était même très politisé, les structures étant d’une manière ou d’une autre liées à la SFIC, la SFIO ou à l’Église.
À partir des années 1970, avec la désagrégation progressive des différents blocs politiques, le secteur associatif a été intégré de plus en plus aux institutions, les structures se liant à l’État matériellement par le biais de subventions, ou politiquement en se concentrant sur l’envoi de doléances aux différents services, en publiant des sondages, en négociant lors de rendez-vous en ministère.
Pour les plus grosses structures, c’est aujourd’hui le format « ONG » qui est privilégié, c’est à dire salarier quelques personnes et orienter leur travail vers la « sensibilisation des élus », pour les convaincre d’obtenir quelques ajustements. Le régime a mis au point tout un panel d’outils pour nourrir cela, comme les consultations publiques, les Conventions Citoyennes ou encore les divers « Grenelles ». Localement, les petites structures sont poussées à se fédérer dans de larges interfaces (comme par exemple France Nature Environnement) pour justement accéder aux institutions.
En parallèle de tout cela, des vagues associatives naissent et disparaissent, parfois sans laisser de trace : Extinction Rébellion, Youth for Climate, les Colleuses contre les Féminicides…
Participer à une association aujourd’hui est lié au sentiment soit de participer aux institutions de manière indirecte, soit de palier à ses manques. L’état d’esprit se dégageant de tout cela étant que l’histoire avancerait en ligne droite, plus ou moins vite bien sûr, mais toujours vers le progrès, et qu’il suffirait de peser dans le bon sens.
C’est en tous cas la séquence dans laquelle se trouve généralement le monde associatif français à l’heure où nous parlons. Sauf que voilà, toute période touche à sa fin un jour, et la crise générale du capitalisme vient aujourd’hui enterrer cette époque naïve. La guerre mondiale apparaît à l’horizon, la crise économique est déjà là et l’État n’a soudainement plus rien à faire de la société civile. La culture, l’art, l’éducation, l’environnement, les animaux, tout cela doit passer à la trappe devant les exigences des classes dominantes.
Et l’actualité nous donne des exemples frappants de ce changement de situation. C’est le cas notamment de l’initiative « Un Jour Un Chasseur ».
En décembre 2020, un habitant du Lot, Morgan Keane, est abattu devant chez lui par un chasseur. Dans la foulée, quelques unes de ses amies proches créent un collectif pour dénoncer le crime et permettre une prise de conscience générale du problème, en cherchant le contact avec d’autres familles de victimes et en publiant des témoignages (absolument glaçants) provenant de toute la France. De fait, l’outil principal d’ « Un Jour Un Chasseur » est la publication de ces témoignages, ce qui a en soi une grande valeur démocratique. Voici un des nombreux récits collectés :
« Un jour, des plombs sont passés au-dessus du landau de mon bébé.
Lors d’une balade sur un chemin de halage aménagé, nous étions en famille et avons entendu des coups de feu qui semblaient très proches. Deux minutes plus tard, trois coups de feu tirés de très près et l’écorce de l’arbre qui se trouvait à ma droite a éclaté. Les plombs sont passés à deux centimètres au-dessus du landau de mon bébé et à quelques mètres de mon fils de quatre ans qui courait devant nous. Nous avons vu les chasseurs dans un champ à 200 mètres de nous et nous avons hurlé. Ils nous ont fait des bras d’honneur et nous ont mis en joue. Nous avons rebroussé chemin… »
En octobre 2021, cherchant un débouché politique à leur démarche, le collectif se saisit d’une procédure mise en place par le Sénat : les « E-Pétitions ». Le site du Sénat décrit cela en ces termes : « Les pétitions ayant recueilli au moins 100 000 signatures dans un délai de 6 mois sont transmises à la Conférence des Présidents qui peut décider d’y donner suite ».
En deux mois, 122.000 signatures sont collectées, notamment grâce à la poussée de quelques influenceurs sur les réseaux sociaux, et la « Conférence des Présidents » daigne ouvrir une « Mission de Contrôle sur la sécurisation à la chasse ».
Pendant un an, les sénateurs de la mission organisent des sorties lors de battues avec les services de communication de la Fédération de Chasse, reçoivent tous les représentants des Fédérations de sport d’extérieur, les assurances, l’Office National des Forêts et même le philosophe réactionnaire Charles Stépanoff, grand défenseur de la chasse comme rapport au sauvage…
Le rapport de la Mission est enfin publié le 14 septembre 2022. Sans grande surprise, l’avant-propos présente une série de statistiques en faveur du statu quo (toutes les victimes non-chasseurs sont par exemple écartées !) et dénonce même une « instrumentalisation des victimes » de la part des associations.
Parmi les demandes de la pétition, trois sont retenues dans le rapport : l’interdiction formelle de chasser en état d’ébriété, l’instauration d’un examen médical annuel pour les chasseurs et la communication des dates de battues au public (on se demande comment tout ceci n’était pas déjà obligatoire). Le reste des propositions est une série de cadeaux aux chasseurs, allant dans le sens d’un « circulez, il n’y a rien à voir » :
– Création d’un délit d’entrave à la chasse, sanctionnant de prison quiconque « poursuit des chasseurs pour prendre des photos ou des vidéos »
– Accroissement du pouvoir de police de la chasse des agents de la Fédération des Chasseurs
– Participation des chasseurs aux syndicats mixtes des parcs naturels
– Participation des chasseurs aux Commissions Départementales des Espaces, Sites et Itinéraires
– Remplacement de certaines poursuites pénales en cas de comportement dangereux de chasseurs par des stages alternatifs de formation
– Déduction fiscale pour les lieutenants de louveterie
C’est un véritable mur auquel s’est heurté le collectif, qui qualifie ce rapport d’ »indécent » et d’ »insultant pour les victimes de la chasse ». Et avec raison !
Face à cette assemblée de notables élus au suffrage indirect, dont la chasse est une sorte de ciment, quel danger peuvent bien représenter quelques tweets d’Hugo Clément ou la signature de 0,18% de la population ? Si, il y a encore quelques années, ce genre d’institution pouvait se permettre de jouer le jeu et d’au moins traiter cette démarche avec respect, il est évident qu’aujourd’hui ces pétitions seront mises dans un tiroir, voire même utilisées pour torpiller les associations signataires qui remuent trop les choses, comme cela a été le cas ici.
Qui va croire que le rapport de cette mission n’a été qu’une anomalie, ou que le prochain serait en faveur des animaux ou de la société civile en général ? Le lancement de « E-Pétitions » similaires par l’ASPAS ou le Parti Animaliste pour interdire certains modes de chasse démontre néanmoins la difficulté à saisir ce changement d’époque. Ce mur qui s’est élevé, les personnes engagées doivent le voir, et rapidement, pour ne pas envoyer les gens dans une impasse.
Pire, tous les acteurs de la société civile doivent prendre conscience de la situation pour ne pas servir de caution aux institutions qui vont maintenant assumer pleinement le cynisme et la destruction. La société française est à un vrai tournant, et l’heure doit passer maintenant à la mobilisation populaire et à la politisation la plus large possible. Ça ne sera pas chose aisée vu la démobilisation générale des masses dans tous les secteurs collectifs. Mais c’est le seul moyen d’éviter la catastrophe climatique, économique et même nucléaire qui approche, pour le moment sans rencontrer grande résistance.