Qui est à la hauteur ?
Les Arméniens de France sont aujourd’hui littéralement en panique. Dans tout le pays, des tribunes et des protestations se sont multipliées pour tenter d’alerter et d’obtenir une réaction des autorités de l’État français sur la question du blocus de du Karabagh arménien, qui se poursuit toujours, aggravant de manière dramatique la situation humanitaire de la population civile arménienne dans ce qui est désormais une enclave pratiquement coupée du monde.
La panique des Arméniens est d’autant plus tragique que les efforts ne sont pas ménagés pour tenter de « faire quelque chose », et cela a tous les niveaux. Ce qu’il y a de frappant, et de révoltant, c’est le niveau politique incroyablement faible de toute cette mobilisation. C’est une peine que de le dire, mais il faut bien le dire franchement : les Arméniens de France ne sont pas au niveau des exigences de l’époque. Mais cela reflète aussi, et peut-être même surtout, la faiblesse idéologique de la Gauche en France.
À lire les tribunes, à suivre les prises de positions, on ne voit rien qui mériterait d’être salué. Nulle part, la situation n’est reliée à la Crise en cours, à la tendance à la guerre qui dresse les puissances du capitalisme les unes contre les autres. Nulle part il n’est fait mention de fraternité entre les peuples, de franche condamnation du nationalisme. Nulle part un élan de masse ne s’organise en essayant notamment de lier de manière démocratique et populaire Arméniens et Turcs face à cette agression.
Tout au contraire, tout s’aligne sur les positions orientalistes de la France. Sur les pires même de ces positions. L’Arménie et le Karabagh arménien sont présentés dans les médias comme des îles, noyés dans une mer d’hostilité, et si l’Azerbaïdjan est dénoncé, ce n’est même pas comme un régime réel, mais comme une hallucination de la tyrannie orientale la plus caricaturale, avec l’islam comme soubassement menaçant. Rien n’est dit concrètement et de manière documentée de la nature nationaliste et profondément raciste du régime, qui ne fait pourtant pas beaucoup d’efforts pour masquer sa haine des Arméniens.
Que les autorités françaises expriment ce genre de discours, tout en abandonnant le Karabagh arménien à son sort, cela ne peut surprendre sérieusement personne. Mais quelle honte que les Arméniens de France tombent dans un tel panneau.
Cela pourtant n’est pas non plus bien étonnant. Depuis l’indépendance de l’État arménien et la sécession du Karabagh arménien, la ligne qui s’est de fait imposée au sein de la minorité nationale arménienne en France se résume à ces quelques points élémentaires :
- L’URSS n’a été qu’une parenthèse malheureuse dans l’histoire des Arméniens. Toute mention à la RSS d’Arménie doit être rejetée.
- Staline est le complice du panturquisme, le fait d’avoir « donné » le Karabagh arménien à l’Azerbaïdjan le prouve.
- On ne peut ni ne doit défendre l’existence d’une nation arménienne en Azerbaïdjan.
- Le Karabagh doit être appelé Artsakh et se rattacher à l’Arménie.
La totalité de ces points sont des erreurs et des mensonges monstrueux. Point final. Il n’y a aucun débat possible sans rejeter catégoriquement ces idioties mensongères. On ne peut pas les qualifier autrement.
En se coupant de l’héritage objectif de l’URSS, les Arméniens de France se sont fabriqués une image subjective, pour ne pas dire une hallucination : celle d’une Arménie de théâtre, flottant au-dessus de son environnement historique. Cette vanité a participé objectivement à anéantir la nation arménienne d’Azerbaïdjan, jusqu’à la tragique situation de son dernier réduit du Karabagh. Les Arméniens de France, tout occupés à entretenir une Arménie fantasmagorique n’ont rien produit qui puisse s’opposer à la furie génocidaire du nationalisme de Bakou, sinon pour dire qu’il faut séparer les Arméniens des Turcs, et donc valider le nationalisme qui les anéantissait…
De fait, les Arméniens, et notamment en France, ont inlassablement servi la soupe au nationalisme turc ces 30 dernières années, tout simplement parce qu’ils ont cru que leur propre nationalisme serait plus fort, sur la seule vertu de leur propre vanité à croire en la justice immanente de leurs préjugés.
L’Histoire est venue fracasser ce rêve mythomane, sidérant les Arméniens stupéfaits, qui redécouvrent le réel dans la dictature des faits imposée par la Crise du capitalisme de notre époque et la tendance meurtrière à la guerre pour le repartage du monde qui l’accompagne.
Il y aurait encore quelque chose de digne à le reconnaître maintenant, car c’est là l’exigence historique qui s’impose aux Arméniens, ils doivent sublimer leur propre souffrance, leur propre histoire tragique non dans le romantisme halluciné du nationalisme et de ses préjugés chauvins flatteurs et mensongers, mais dans l’héroïsme de l’affirmation de la nécessité du front populaire et démocratique le plus large possible face au nationalisme et à la tendance à la guerre.
Mais jusque-là, les Arméniens ne font que répéter et ressasser la même antienne, trouvant dans certains secteurs de la Droite un relatif public, au fond tout aussi fatigué finalement d’entendre la litanie anti-soviétique et catholique-nationale qui flatte néanmoins son propre ego idéologique sur l’Orient. Le discours est là, mais il est devenu une distraction pour la Droite atone, qui cédant de plus en plus à l’atlantisme par peur de la bascule dans la Crise, se détourne même de son héritage national-romantique. On voit bien à quel point toute la triste agitation arménienne ne suscite pour autant aucun élan, fut-il romantique-légionnaire. La zombification est totale. Le dépit et le désarroi des Arméniens aussi.
Pourtant, face à la propagande nationaliste de Bakou, qui mobilise de manière formelle des slogans écologistes qui paraissent aussi ridicules que forcé, mais qui alimentent la volonté génocidaire de purification ethnique en assimilant directement les Arméniens à la pollution, il y aurait à dire pour la Gauche.
De même, la volonté d’écrasement culturel, en appelant Stepanakert, la capitale du Karabagh arménien du nom turc artificiel de « Xankandi », balayant au passage justement le passé soviétique de l’Azerbaïdjan (c’est-à-dire la composante arménienne de la nation azerbaïdjanaise), devrait soulever la Gauche française. D’autant que la question arménienne en France a une longue tradition démocratique au sein de la Gauche, comme l’illustre notamment le roman Les Quarante Jours du Musa Dagh (paru en 1933).
Mais sur ce sujet comme sur celui de l’Otan, sur celui l’Ukraine et plus généralement sur la question de la guerre comme tendance historique, la Gauche française montre à quel point elle est idéologiquement larguée. Et nulle sur le plan culturel. Pire même, qu’elle ne parvient au mieux qu’à s’aligner sur le gouvernement sur ces sujets, ici en abandonnant à son sort le Karabagh arménien tout en protestant avec une mollesse formelle, ou alors, et le plus souvent, à ne rien dire face aux récupérations de la Droite.
Les partis de la Gauche institutionnelle ne font ainsi que s’aligner sur le gouvernement, en soulignant un peu plus nettement la question humanitaire en jeu et la nécessité de protéger au moins la population civile. Mais sans donner à cette question la moindre profondeur, sinon idéologique, du moins politique.
Ceux de l’extrême-gauche baissent la tête face à la Droite, n’ayant en fait rien à dire car n’ayant pas été capable de produire une analyse sérieuse et documenté de ce conflit en particulier et de la tendance à la guerre en général. À titre d’exemple, sur le site du NPA, si on tape « Karabagh » ou « Azerbaïdjan », on ne trouve aucun article depuis 2020… et encore cela pour y lire, dans un des moins inintéressants intitulé « la haine et ceux qui la parrainent » (qui résume en soi la lecture trotskiste du nationalisme comme « mafia ») : « Nul ne peut dire quel engrenage au juste a mené là ».
Et bien si justement, des gens le peuvent. C’est même là très exactement un critère qui permet de caractériser un engagement authentiquement révolutionnaire de l’imposture superficielle et creuse. Cela montre l’importance qu’il y a à s’engager autour d’agauche.org pour ne pas se perdre et rater le train de l’Histoire.