Pourquoi lire un roman ? Certains disent : pour se divertir. D’autres pensent que c’est pour découvrir un jeu de l’esprit. Ce sont là des points de vue qui nient la réciprocité qui existe entre un lecteur et le roman. Il n’y a pas d’un côté un lecteur tout puissant, qui déciderait de ce qu’il veut prendre, ou pas. Il n’y pas d’un autre côté un auteur qui jetterait à la tête du lecteur ce qu’il veut, comme bon lui semble.
Il y a, lorsque les romans sont de vrais romans, une interaction entre l’œuvre et le lecteur. Lorsque le lecteur lit un roman, il découvre la réalité, il est saisi par l’esprit de cette réalité. Il intègre dans son cerveau la nature de cette réalité. Voilà pourquoi la littérature focalisée sur les crimes, les délires, les perversions… sont des poisons. Ils habituent les pensées à de telles choses.
Le véritable rôle des romans est d’éveiller les personnalités, de leur permettre de s’approfondir, de connaître les gammes de sentiments, d’émotions, de sensations. Sans cet éveil, les êtres humains ne saisissent que de manière brute, brutale, ce qui se déroule en eux.
Les grands auteurs sont ceux qui proposent la réalité, du moins une partie de celle-ci, dans toute sa complexité, ou du moins avec une très grande complexité. On voit le réel, on saisit les nuances (infinies), on découvre comment découvrir la vie. C’est ce qu’on retrouve chez les grands auteurs, les seuls vrais auteurs d’ailleurs, car la culture doit être la plus exigeante.
On ne peut pas dire qu’on est un être humain accompli si l’on ne se tourne pas vers Balzac et Tolstoï, Kafka et Lu Xun, Tchekhov et Cervantès, Hamsun et Dante, Goethe et Gorki. Et il ne s’agit pas ici de faire un catalogue d’auteurs, car tel n’est pas le sens de la littérature romanesque.
Il ne s’agit pas de dresser une liste, avec chaque ouvrage ayant un numéro de 1 à 100, en se disant qu’il s’agit de les lire un par un. La littérature, ce n’est pas la science. La littérature, c’est un appui à l’âme. Et comme l’âme affronte des situations différentes, on se tourne vers certaines oeuvres aux dépens d’autres, par affinités, besoins, exigences.
En raison justement de cela, on peut considérer qu’il est possible de jeter directement à la poubelle la quasi totalité des romans du 20e siècle, alors qu’on trouvera dans ceux du 19e, même les moins valables, toujours quelque chose. Car le 20e siècle a été marqué par le triomphe du subjectivisme, de l’égocentrisme, du culte du moi. L’élan fasciste et le nombrilisme capitaliste ont assassiné la littérature romanesque.
Il s’agirait soit de célébrer un ego soit de manière boursouflée, soit de manière désincarnée, dans tous les cas avec un « existentialisme » résumant la vie à des existences pessimistes ou nihilistes, quand ce n’est pas les deux. Comment s’étonner que la France soit ce qu’elle est au début du 21e siècle quand on a célébré par exemple Albert Camus ?
Il n’y a pas de style littéraire à part un langage parlé, les personnages se baladent dans l’existence sans s’attacher à rien ni être personne, le monde n’est qu’une vaste abstraction. Le personnage de L’étranger, c’est désormais absolument tout le monde à l’heure des réseaux sociaux. On se balade partout sans trop y croire, jusqu’à quelque chose se passe, et là alors on est débordé !
Mais qu’est-ce que la littérature romanesque, en définitive ? C’est celle qui expose une vie dans une vie, en exposant les différents aspects, en indiquant les tendances de fond, en présentant les sensibilités, les émotions. C’est celle qui empêche au lecteur de devenir un dégénéré.
Car une vie où on ne cultive pas sa sensibilité devient une démarche de mort-vivant, et on sait à quel point la vie dans le capitalisme est rempli d’insensibilités, jusque dans les détails. C’est très exactement ça, l’enfer du 24 heures sur 24 de la vie quotidienne dans le capitalisme.
Les classiques littéraires sont des supports inévitables, tant dans la vie en général, que dans la vie particulière qu’est celle dans le capitalisme. Ce ne sont pas des « outils », mais des prolongements de soi, car ils montrent comment nous sommes, tout comme nous sommes produits par eux.
Car, oui, il faut être produit par les classiques littéraires ! Il faut s’aligner sur le meilleur de l’humanité, sur le meilleur de la sensibilité, la plus grande profondeur de l’âme, l’immense gamme des émotions.
C’est ça, le sens réel du principe de civilisation.