La civilisation est un long processus qui se situe au niveau de l’être humain lui-même. On peut la résumer en la prise de conscience de l’interdépendance sociale, donnant lieu à une intériorisation par l’individu qu’il vit et évolue dans un ensemble plus vaste qui se nomme « société ».
Cette intériorisation s’exprime à travers des codes et des mœurs qui se résument dans le fait d’être civilisé dans ses rapports sociaux : la civilisation est le processus d’auto-éducation de l’Humanité à travers son développement.
Dans l’Empire romain d’Occident, on parle de civilisation du fait que la vie était plus douce, plus pacifiée, non pas en raison immédiate d’une « psychologie » ou d’une « culture » mais parce qu’il existait des capacités productives fondées sur une interdépendance.
Y compris jusque dans les fermes de paysans isolés des campagnes, on bénéficiait d’une poterie ornée, en nombre, et on vivait dans des maisons avec les toits en tuile (le moyen-âge connaîtra un recul avec la chaume). Les marchés utilisait des pièces de monnaie intermédiaire en cuivre, disparues dans les débuts du moyen-âge. Bref, la vie s’était sophistiquée, se reflétant en des mœurs pacifiés, car ayant conscience de l’interdépendance collective générale.
Si les invasions dites barbares ont été un choc, c’est bien parce que les peuples en question n’avaient pas acquis un tel niveau de développement matériel, donnant lieu à une nouvelle « civilité ». Un exemple frappant est le fait que pour combattre les « barbares », les Romains ont dû recruter dans les esclaves – issus majoritairement des peuples « barbares » – mais aussi dans les peuples barbares eux-mêmes moyennant contrats. La raison est simple : les romains s’étaient adoucis, pacifiés et la guerre n’était plus pour eux un horizon envisageable.
A strictement parler, il est pourtant erroné de parler de la « civilisation romaine », car en fait ce processus est universel et interne à l’Humanité elle-même. Il n’y a pas « des civilisations », il y a un processus général de civilisation qui toutefois se décline en des ères culturelles et géographiques variées. La substance reste toutefois similaire : une pacification-sophistication des relations sociales en lien avec un mode de vie plus sûr, mieux garanti.
Par conséquent, le processus de civilisation commence avec l’agriculture, puis se prolonge avec l’écriture jusqu’à aboutir à des modes de vie toujours plus complexes d’où sont exclus la précarité, l’insécurité avec pour conséquence des mœurs plus raffinés. Mais aussi une culture qui prend ensuite la forme du classicisme en ce que le raffinement du quotidien s’exprime à travers l’harmonie de l’utile et de l’agréable.
C’est pourquoi la chute de Rome n’exprime pas une fin de la civilisation, car la civilisation a trouvé comment continuer et s’enrichir avec les dynasties abbassides et Omeyyades entre les VIIe et XIIIe siècles.
Puis le processus reprend en Occident avec l’avènement de la bourgeoisie à travers les entrailles de l’ordre féodal. La bourgeoisie, née au cœur des villes et de l’échange commercial, a de suite porté des mœurs nouvelles face à une noblesse encastrée dans le code de l’honneur de la chevalerie. Un code faisant de la violence physique et de la guerre des valeurs cardinales, où l’individu n’existe que parce qu’il s’inscrit dans une communauté où autrui est vu comme un rival à dominer.
La civilisation est donc un processus de long terme qui repose sur une complexification des mœurs en lien avec la sophistication d’un mode de vie. Mais qui dit complexification et sophistication dit appareil d’État édictant des règles et des lois venant sanctuariser les manières de vivre et de faire en rapport avec le mode de vie.
Lorsqu’il est parlé de « décivilisation », c’est donc au recul du raffinement des comportements civils qu’il est fait référence. Cela s’exprime par des relations sociales marquées par plus d’agressivité, de pulsions individuelles et d’égocentrisme corrosifs, mais également dans l’effritement de ce qu’on nomme la « bienséance ».
Les drames tels que l’horrible torture et meurtre de Shaïna entre le 31 août 2017 et le 25 octobre 2019 et dont le procès s’est terminé le 9 juin 2023, l’attaque immonde au couteau à Annecy le 8 juin 2023 ou bien encore le suicide de la jeune Lindsay le 12 mai 2023 ne sont qu’une (très petite) partie émergée de l’iceberg. Il faudrait plutôt parlé de l’aspérité de la vie quotidienne.
Il y a dans les pays capitalistes un recul de civilisation qui se joue dans les interstices du quotidien, sans pour autant que cela ne bascule forcément dans une brutalité directe – comme cela l’est plus régulièrement dans les sociétés encore marquées par une culture féodale.
Cela s’exprime à travers l’irrespect du code de la route, les harcèlements en tous genres, les micro-tensions dans l’espace public, les agressions aux accueils dans les hôpitaux, les banques, les centres administratifs, etc. Mais on peut parler aussi de la généralisation de la pornographie, de la prostitution adolescente, ainsi que du désengagement au travail, etc.
Et si l’on parle de règles de bienséance, on pourrait tout à fait inclure également la généralisation du « fast-food » dans la décivilisation, alors qu’inversement le processus de civilisation est précisément passé par l’art de raffiner l’alimentation avec des poteries ornées !
En creux de la décivilisation, il y a à l’absence de conscience d’autrui ou pire la conscience qu’autrui est un obstacle à enjamber, et le refus de soumettre son individualité à des codes et des règles collectives permettant des rapports sociaux pacifiés et raffinés.
Les survenues d’épisodes de brutalité absolue vont d’autant plus choquer que la civilisation n’est pas un phénomène statique, mais un processus de long terme qui s’enrichit à mesure que le mode de vie se sophistique. On est gravement heurté par un meurtre gratuit au couteau dans l’espace public dans une époque où l’on bénéficie d’un mode de vie apaisé et fondé sur un haut niveau de sophistication.
Il restera ensuite à déterminer comment la civilisation, ce processus d’auto-éducation de l’être humain, se réalise et s’enrichit concrètement à travers un antagonisme qu’est la lutte des classes. C’est naturellement un processus dialectique, où l’auto-éducation de l’humanité se conjugue avec la nécessité historique du socialisme, du communisme.