La photographie s’est incroyablement démocratisée ces dernières années, notamment depuis l’arrivée de la photographie numérique et l’avènement des smartphones dans le milieu de la décennie 2000-2010.
Cette démocratisation est bien entendu le fruit du développement des forces productives, si bien qu’aujourd’hui il y a une saturation de photographies, de par la facilité de l’acte de la prise de vue.
C’est évidemment une bonne chose , tout le monde est capable de prendre une photo aujourd’hui, de la partager, de l’imprimer si besoin, en bref de la diffuser. Mais cette démocratisation s’accompagne également d’une perte en exigence artistique, la quantité de photographes potentiels noyant la qualité photographique, si bien que la plupart des oeuvres d’arts photographiques se ressemblent.
En fait, plus que de la saturation de potentiels photographes, c’est la saturation de potentiels photographies qui est le principal problème, car alors le sujet de cette photographie est résolument tourné vers l’individu.
Instagram est l’exemple parfait de cela ; d’une part le réseau social a accompagné le processus de démocratisation de la photographie, permettant à tout un chacun de partager ses oeuvres photographiques, d’autre part et dans une seconde phase il a tourné la photographie vers le subjectivisme, où le « moi je » devient sujet principal de la photographie. On se met en scène dans une « story », on partage des photos de soi, etc. Le petit moi égocentré serait l’être supérieur et le sujet artistique principal, même le seul possible.
Instagram est ici l’anti-Tumblr : avant son effondrement, Tumblr permettait d’établir une page où l’on reprenait des photos qui nous plaisaient. Il y avait une dimension personnelle et prolongée, on présentait son profil culturel. Instagram ne permet que la mise en avant d’images individualisées prises par soi-même sur le tas ou de manière artificielle.
Bien évidemment Instagram n’est pas le seul réseau social où le « moi » photographié constitue l’être suprême du sujet ; on peut également citer le réseau « bereal » (être-réel) qui invite ses utilisateurs à partager une photo d’eux et de l’action qu’ils sont en train de faire, à un moment précis de la journée. C’est à dire que l’ensemble des utilisateurs reçoivent une notification les invitant à prendre une photo de l’instant présent pour « être réel » ; en somme de l’auto-voyeurisme diffusé à son cercle de proches.
Instagram, Bereal ou quoi que ce soit d’autre, de toutes façons les fondements sont les mêmes. On peut qualifier la démarche photographique actuelle de libérale-subjective, et elle constitue la majeure partie de la photographie publiée en ligne, ou des photos « souvenirs » prises par les gens.
Car quoi qu’on en pense, même la photographie publiée de manière calculée sur Instagram n’est que le prolongement de la photographie spontanée prise par quelqu’un en 1980 au moyen d’un appareil photo jetable. C’est juste l’angle d’attaque qui change : à cinquante ans on prenait une photo souvenir d’une fête de famille, désormais à vingt ans on prend une photo de soi-même pour s’illustrer en ligne. Mais le côté particulier, « unique », l’emporte de toutes façons.
Il manque la connexion à l’universel, à ce qui dépasse le particulier, à ce qui a un côté vrai. Autrement dit, les gens se précipitent dans la quantité de photographies qu’ils ne regarderont souvent même pas…
On vit quelque chose de fort ? On photographie, pour s’en « souvenir »… alors que c’est de toutes façons gravé en nous.
Les gens ont fait un fétiche du côté instantané ; en réalité, il faut sortir bien plus rarement l’appareil pour photographier, mais au bon moment.
Il faut moins, beaucoup moins mais mieux. Il ne faut ni la photographie d’un réalité fausse, artificielle, ni la complaisance avec le réel individuel. Il y a besoin de mêler ce qui est personnel et collectif, ce qui est à soi et ce qui est au monde. Chacun doit agir en artiste, dans son rapport à la photographie !