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Rapport entre les classes

Érosion de cadres dirigeants, délitement de la société civile

La faillite historique de la bourgeoisie.

C’est un fait frappant : il n’y a plus de cadres dirigeants. Il y a toujours des gens qui dirigent, mais la présence de dirigeants qui savent où ils sont et surtout où ils vont est au point mort.

Objectivement chacun est à sa place, se pense dans sa bonne position, et cela se suffit à lui-même.

Or, un cadre c’est précisément une personne qui ne se contente pas d’un simple fait – « être là » – mais quelqu’un qui impulse, oriente, décide. Et pour cela il lui faut une capacité d’analyse et d’anticipation, pour ne pas dire de planification.

Mais évidemment, cela postule qu’il faut savoir s’engager. Être un cadre dirigeant, c’est savoir s’engager au présent pour mieux planifier les choses de l’avenir du fait d’une capacité d’analyse des tendances. Cela vaut pour n’importe quelle activité, aussi bien sportive que culturelle, politique qu’économique.

Aujourd’hui il apparaît très nettement que l’engagement est réduit au néant. De fait, les dirigeants encadrent plus qu’ils ne dirigent. La société de consommation a tellement tout englouti que les choses roulent par elles-mêmes sans que les cadres prennent la peine d’orienter quoi que ce soit.

Il n’y a pas un étage de la société qui ne vit pas cet affaiblissement des cadres dirigeants, notamment intermédiaires. Les associations sont, de manière générale, en déliquescence, minées par le manque de bénévoles. Les établissements scolaires manquent cruellement de professeurs. La fonction publique n’attire plus grand monde, les entreprises ont des gestionnaires plus que des dirigeants. Même l’armée s’alarme de l’érosion de ses cadres qui partent aussi tôt qu’ils sont arrivés.

Au centre de cette érosion, il faut remarquer l’affaiblissement de l’engagement associatif tant il a été à la base des prétentions de la bourgeoisie en matière de direction de la société. L’associatif a toujours été le corollaire de deux autres dispositifs institutionnels : l’école et la mairie.

Grosso modo, l’idéal de la citoyenneté bourgeoise c’est un processus de socialisation culturelle qui passe par l’acquisition d’une raison et d’un « libre-arbitre » à l’école. Cette formation d’un tel individu doit ensuite se concrétiser par une participation sur la scène municipale, l’engagement associatif formant un canevas essentiel au dispositif.

Lorsque la bourgeoisie française atteint son apogée, quelque part entre 1848 et 1910, elle le doit principalement à un engagement pratique au sein des communes et/ou des associations (héritières des clubs). C’est cet engagement qui a toujours généré des cadres dirigeants, non pas simplement de tel ou tel secteur administratif ou économique, mais bien de la société toute entière.

L’érosion de l’engagement dans ces espaces hante la bourgeoisie, car à l’arrière-plan ce n’est pas seulement un affaiblissement de son appareil d’État qui se produit, mais la dégradation de sa légitimité historique à gouverner, et surtout à diriger. Car à l’inverse de la société féodale, la légitimité à diriger dans la société bourgeoisie est due à sa capacité à faire sortir de toutes les couches sociales des dirigeants placés sous son hégémonie.

Dans les années 1990-2000, la bourgeoisie a eu le vain espoir que les lois de décentralisation de 1982 à 1986 favorisent la relance de tout son dispositif idéologique et culturel. Le département, la région, pour ne pas dire « le pays » seraient les futurs espaces de formation des cadres dirigeants.

L’idéal de la « démocratie participative » si répandue dans la période 2005-2015 a été la dernière tentative de réactivation de la légitimité historique de la bourgeoisie. On touchait déjà la fin : le maire, le président de département et/ou de région se devait de générer des espaces pour produire de la « citoyenneté ». C’était peine perdue.

La pandémie de COVID-19 apparaît historiquement comme un coup de massue portée sur les dernières tentatives de la bourgeoisie de réactiver sa légitimité à diriger la société. Plus rien ne tient : les espaces pratiques pour générer des cadres dirigeants se sont étiolés et ne vont manquer de se dégrader encore et encore.

Pire encore : avec l’effritement de la société civile, illustrée par les taux d’abstention si élevés, notamment lors des élections municipales et législatives, et la chute du bénévolat associatif, la bourgeoisie perd un des principaux liens organiques avec la société. Un maire, un préfet a besoin d’une vitalité civile pour s’orienter : il faut pouvoir aller sereinement à telle ou telle soirée associative pour se légitimer et parfaire sa vision des choses. C’en est fini, ou se maintient de manière fictive.

C’est la continuité organisationnelle de la bourgeoisie qui est ainsi atteinte en son cœur. D’où d’ailleurs la nécessité de raisonner en termes de prolétariat/bourgeoisie, comme forces et pôles historiques, et non pas dans les termes syndicalistes d’ouvriers/patrons, salariés/capitalistes.

Notons justement que cet assèchement donne régulièrement lieu à des débats autour du thème de la déconnexion entre les « élites » et le « peuple ». Il faut ici pointer les erreurs du populisme car si les prétentions dirigeantes de la bourgeoisie s’effondrent, c’est bien parce qu’elle est minée par les contradictions de sa propre société, devenue simple société de consommation.

Une société ne flotte pas en l’air, elle produit des comportements, des mentalités répandus dans le peuple lui-même. Dans les faits, les gens se moquent d’être impliqués dans la société civile tout à la fois par distance avec la bourgeoisie et par aliénation dans la passivité consommatrice.

La passivité reste l’élément prépondérant, car sinon il y aurait un engagement antagoniste sur la base d’une citoyenneté nouvelle, socialiste. Or, la déliquescence de la capacité dirigeante de la bourgeoisie ne va pas mécaniquement de pair avec l’éclosion de dirigeants socialistes issus du prolétariat. C’est ce qui explique la faiblesse de la Gauche historique.

C’est la grande différence entre la révolution telle qu’elle se déroulera au XXIe siècle et telle qu’elle a pris forme au XXe siècle avec une classe ouvrière née sur le terrain de la revendication de l’idéal bourgeois pour mieux le dépasser avec l’expérience communarde, soviétique.

Et cela pose une problématique centrale pour les révolutionnaires de ce siècle : quelle sera la nature du processus révolutionnaire ? La révolution sera t-elle un « assaut du ciel » avec des gens conscients de leur engagement de part un héritage historique ou bien sera-t-elle une réorganisation antagoniste, brouillonne dans le jeu immédiat des contradictions ?