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Refus de l’hégémonie

La France dit oui aux frappes en Russie

Le 6 juin 2024, pour les 80 ans du débarquement, il n’y aura pas de délégation russe. Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, est par contre invité. Ce qui est un comble, car le régime ukrainien se revendique du nationalisme ukrainien, dont les forces armées étaient alliées aux nazis pendant la seconde guerre mondiale. En Ukraine, les monuments commémorant la victoire de l’URSS sur l’Allemagne nazie sont tous détruits ou en passe de l’être.

La France voulait initialement tout de même qu’il y ait une présence russe. Mais elle a finalement, le 31 mai 2024, abandonné cette idée, au motif que l’offensive russe en Ukraine, dans la zone de Kharkiv, serait redoublée, « meurtrière » pour les civils, etc. C’est dans le prolongement de la propagande occidentale qui martèle que l’armée russe serait démoniaque, massacrerait les civils à la chaîne, etc.

Il faut dire aussi que les tenants du nationalisme ukrainien en France ont mené une grande campagne, à l’instar de la tribune publiée dans Le Monde intitulée « Il est indécent d’inviter la Russie aux commémorations du débarquement en Normandie, le 6 juin ». La ligne est celle d’une guerre totale.

« La France ne devrait pas offrir pareilles caution et tribune médiatique à un Etat révisionniste, promoteur du terrorisme, qui s’entête dans une guerre d’agression (…). Inviter la Russie à la commémoration du débarquement de Normandie – auquel elle n’a pas participé – contredit la posture de fermeté de la France face à l’agression russe. On ne peut que le déplorer.

Liste des signataires : Galia Ackerman, historienne, rédactrice en chef de Desk Russie ; Yves Cohen, historien, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) ; Vincent Desportes, général de l’armée de terre (2S) ; Jean-Marc Dreyfus, historien, rédacteur en chef de la Revue d’histoire de la Shoah ; André Klarsfeld, secrétaire général de l’association Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre ! ; Florent Murer, président de l’association Kalyna ; Pierre Raiman, historien, cofondateur de Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre ! ; Cécile Vaissié, professeure des universités en études russes et soviétiques ; Emmanuel Wallon, professeur émérite de sociologie politique ; Nicolas Werth, historien, directeur de recherche honoraire au CNRS, président de l’association Mémorial France. »

Dans la même logique d’ailleurs, une digue est tombée. Le 28 mai 2024,  lors d’une conférence de presse aux côtés du chancelier Olaf Scholz au château de Meseberg, près de Berlin, le président français Emmanuel Macron a affirmé que l’armée ukrainienne a le droit de frapper sur le territoire russe avec des armes fournies par les pays de l’Otan (« On doit leur permettre de neutraliser les sites militaires d’où sont tirés les missiles »).

Le 31 mai 2024, la superpuissance américaine a ensuite donné l’autorisation pour l’Ukraine de frapper en Russie même, avec des armes américaines, pour protéger Kharkiv. Naturellement, pas de hasard à cela, on est dans la narration la plus organisée.

Et les 30-31 mai 2024, les ministres des Affaires étrangères des pays de l’Otan sont justement en réunion informelle, notamment à la demande pressante de la France. Il faut s’engager toujours plus à fond, avec la France en première ligne pour le branle-bas de combat. La Suède a d’ailleurs annoncé que 6,5 milliards d’euros d’aides seraient fournis à l’Ukraine pour la période 2024-2026, et tout son stock de 302 véhicules blindés de transport de troupe va être envoyé là-bas.

On voit très bien comment chaque jour, une pièce se rajoute au puzzle de la guerre, les initiatives faisant écho à celle des autres, l’escalade n’étant mené en tant que tel par personne, mais finalement par tout le monde, avec toutefois l’impression que les choses vont d’elles-mêmes et que de toutes façons tout serait la faute de la Russie seulement.

La situation est assez claire pour que l’éditorial du Figaro du 30 mai 2024 affirme que « La France en première ligne face à la Russie ». En même temps, le Figaro a laissé Pierre Lellouche publier une longue tribune. On parle ici d’un cadre de haut niveau de la Droite française, qui depuis le début du conflit entre la Russie et l’Ukraine pose une ligne hostile à la cobelligérance.

Pierre Lellouche dit de manière simple que l’Ukraine ne peut pas gagner et qu’il faut tout geler tout de suite, sinon on va au-devant d’un affrontement généralisé… C’est un texte de panique complète, qui exprime le point de vue d’une partie de la bourgeoisie française, qui appréhende énormement la direction prise par Emmanuel Macron le 26 février 2024.

« En Ukraine, malgré la violence des combats et leur durée, la guerre a pu être contenue jusqu’ici par le risque, connu de tous, d’une escalade incontrôlée vers une guerre nucléaire totale.

C’est ce qui a conduit les deux camps à observer deux règles qui se sont progressivement imposées : d’une part, éviter tout affrontement direct entre les forces des deux camps ; d’autre part, confiner géographiquement le conflit sur le seul sol ukrainien en évitant tout débordement sur le territoire de la Russie ou sur celui de l’Otan.

Le problème est qu’à l’approche de l’été, un an après l’échec de l’offensive ukrainienne de juin 2023 et alors que la situation militaire sur le terrain se détériore gravement pour les Ukrainiens, les  alliés européens, par ailleurs paniqués à l’idée d’une victoire de Trump à la Maison-Blanche qui remettrait en question l’avenir même de l’Otan, envisagent de s’impliquer beaucoup plus fortement dans le conflit aux côtés des Ukrainiens, au risque de faire sauter les deux verrous qui, jusqu’ici, avaient permis de contenir ce conflit.

Le premier verrou explicitement énoncé par Joe Biden dès février 2022 est le fameux «No boots on the ground». Les États-Unis soutiendront l’Ukraine y compris par l’envoi d’armements, mais s’interdiront de déployer le moindre soldat sur le sol ukrainien. Cela, selon les propres termes du président américain, «afin d’éviter une troisième guerre mondiale ».

Ce premier verrou a été fracturé le 26 février dernier par le président Macron, en envisageant d’envoyer des forces françaises et occidentales sur le terrain.

Réitérée à plusieurs reprises depuis trois mois, la proposition française commence à recueillir le soutien de certains pays particulièrement exposés, notamment les États Baltes et la Pologne.
En revanche, les États-Unis y restent absolument hostiles, ainsi que l’Allemagne, l’Italie et d’autres pays.

Le débat est donc en train d’évoluer vers l’envoi sinon de forces combattantes, du moins « d’instructeurs » qui aideraient à la formation des soldats ukrainiens sur place, plutôt que dans des bases utilisées actuellement en Allemagne et en Pologne, notamment.

Mais il est bien évident que dès lors que des soldats de l’Otan se trouveraient en Ukraine, ils risqueraient d’être ciblés par les Russes, entraînant un risque d’escalade évident : que ferions-nous dans ce cas-là ? Et qui contrôlera alors l’escalade ?

Le deuxième verrou, implicite cette fois, qui a fait que la dissuasion a pu être maintenue depuis deux ans et demi, est que la guerre restait confinée sur le territoire ukrainien et ne déborderait pas, ni sur le territoire russe ni sur celui de l’Otan.

Concrètement, les Occidentaux ont pu livrer l’équivalent de 200 milliards de dollars d’armements à l’Ukraine sans que les Russes essayent d’interrompre ce flot à la frontière polonaise par exemple ; mais en contrepartie, leur emploi restait limité au seul territoire de l’Ukraine, Crimée comprise.

Cette règle ne s’appliquait cependant pas aux Ukrainiens eux-mêmes, dont les propres armes à longue portée, notamment des drones, font des ravages sur les navires de la Flotte russe en mer Noire, ainsi que sur les raffineries de pétrole situées en Russie.

Cette deuxième règle implicite est, elle aussi, en train de sauter ces jours-ci. Après l’offensive russe, lancée le 10 mai autour de Kharkiv, le président Zelensky et son état-major ont semble-t-il convaincu nombre d’Européens et jusqu’au secrétaire général de l’Otan que l’Ukraine ne peut continuer à se battre avec « des menottes dans le dos » : les Russes attaquent impunément depuis leur territoire avec des missiles des bombes guidées, et les Ukrainiens se voient interdits de répondre sur ces sites de lancement.

D’où l’idée qu’il faut faire sauter cette limite, et comme le dit le président Macron, «on doit permettre aux Ukrainiens de neutraliser les sites militaires d’où sont tirés les missiles depuis lesquels l’Ukraine est agressée ».

Nous sommes donc au bord d’une phase nouvelle, potentiellement extrêmement dangereuse dans l’escalade du conflit, dont il est essentiel de prendre toute la mesure.

Avant qu’il ne soit trop tard, il faut espérer que les leçons de 1914, celles de la crise de Cuba auront été soigneusement méditées par ceux qui nous gouvernent. Le fond du sujet, c’est que l’Ukraine, malgré tout son courage, ne peut tout simplement, pour des raisons démographiques et matérielles, reprendre seule la totalité de ses territoires occupés par la Russie.

Que Zelensky essaye d’internationaliser le conflit et jouer à fond la carte de l’escalade est de son point de vue parfaitement logique. Est-ce pour autant l’intérêt vital de la France ?

Que nous nous engagions dans une telle logique extrêmement risquée est certes une option qui doit être considérée, mais dont on doit aussi mesurer toutes les implications, et qui mérite un vrai débat, devant notre peuple, concerné au premier chef.

Engager nos soldats en Ukraine n’est pas recommencer l’opération Barkhane (de triste mémoire au demeurant) quoi qu’en dise M. Macron. Frapper la Russie avec des missiles français a nécessairement une signification politique et stratégique majeure, qu’il faut prendre en compte, et dans ce cas, être prêt à en assumer toutes les conséquences.

Pour ma part, je reste attaché à un mot qui n’a jamais été prononcé jusqu’à présent : le mot « négociation ». Le but de cette guerre doit être d’éviter non pas que l’Ukraine perde, mais qu’elle ne perde trop. »

La position de Pierre Lellouche est, en un certain sens, la même que celle de Marine Le Pen, mais pas du tout de celle de Jordan Bardella, qui est lui pour un alignement complet sur l’Otan. Et, dans les faits, l’unité autour de la « défaite » de la Russie est totale ou quasi totale. Il en va du sauvetage du capitalisme français. Seule une Russie vassalisée, colonisée, peut fournir les ressources nécessaires pour relancer la machine capitaliste française, alors que l’affrontement sino-américain s’annonce toujours plus.

La France veut la guerre avec la Russie, elle est déjà en guerre avec elle. Et l’escalade continue.