La politique, c’est autant le fond que la forme, c’est-à-dire que l’emballage compte autant que ce qu’il y a à proposer. Il ne s’agit pas simplement d’apparence ou de « communication », mais de quelque-chose de bien plus complexe et insaisissable : la dynamique.
Par exemple, la grande différence entre le Front populaire de 1936 et l’escroquerie électorale qui en reprend le nom en 2024 ne tient pas qu’au fond (où la différence est abyssale), mais surtout à la dynamique.
Pour changer le monde, il faut une dynamique, il faut un élan avec une réelle dimension, il faut que chaque mot prononcé percute dans la tête des gens et que chaque proposition face caisse de résonance aux autres. C’est la même chose quand il s’agit de ne surtout pas changer le monde.
Sur le fond, le programme du Rassemblement national est relativement mou, absolument consensuel, comme il a déjà été constaté.
Seulement voilà, Jordan Bardella se sent pousser des ailes à moins d’une semaine du scrutin. Tout ce qu’il dit percute et résonne. Il a une dynamique et il profite de l’effet d’emballement autour de l’idée qu’il soit Premier ministre en cas de majorité à l’Assemblée nationale pour renforcer cette vague.
D’où la conférence de presse du 24 juin 2024, avec la tentative de présenter un programme plus étoffé, ou plus exactement cherchant à avoir de l’envergure.
Bien sûr, il s’agit surtout de faire basculer les choses pour tout un tas de gens encore hésitants ou réfractaires. Jordan Bardella veut coller absolument à l’état d’esprit français du moment, qui consiste à ne surtout vouloir ni de politique, ni d’engagement, seulement à « rétablir » la société d’avant 2020.
Il y a une mesure proposée tout à fait anecdotique, mais qui est très significative : c’est la suppression de l’obligation des diagnostics de performance énergétique pour les logements. Jordan Bardella explique lors de sa conférence de presse :
« Ces contraintes environnementales excessives freinent non seulement le marché immobilier, la réindustrialisation et restreignent l’accès à la propriété ».
Tout est dit. Pour quelqu’un véritablement à Gauche comme nous, qui a une exigence de civilisation, cela est insupportable, car mesquin, complètement à côté de la plaque historiquement et culturellement, mais aussi (surtout) sur le plan de l’écologie. Et en plus Jordan Bardella se dit favorable à la continuation de l’artificialisation des sols!
Pour les Français de 2024 par contre, cela résonne. C’est libéral, c’est le refus des normes, c’est l’idée de tout relancer, et puis chacun fait ce qu’il veut. Surtout si c’est pour acquérir la propriété ou la maintenir.
Cela résonne très bien avec ses propositions sur le patrimoine. On a la suppression d’impôts sur les héritages directs pour « les familles modestes et les classes moyennes » et l’exonération pour les donations parentales jusqu’à 100 000 euros par enfant ou petit-enfant tous les dix ans.
Garantir le rêve petit-bourgeois de la propriété individuelle et de la transmission d’un capital à sa descendance : voilà ce qui fait la dynamique Jordan Bardella, exactement comme cela le faisait pour Emmanuel Macron.
Cela résonne d’autant plus que Jordan Bardella le marchand de tapis réussit à faire croire qu’il est radical, avec une sorte de mini-Frexit (Brexit à la française). On a ainsi la suspension des transpositions européennes (les normes européennes qui s’imposent aux normes françaises) et la dérogation aux règles européennes encadrant le marché de l’énergie.
N’en jetez plus ! La France molle et fatiguée qui voudrait bien tenter le repli sur soi sans trop l’oser, va être conquise par ce genre d’argumentation typiquement mesurée et rationnelle, à la française.
Si à cela on ajoute une prétention à ramener l’ordre, alors on ne voit pas comment il pourrait ne pas réussir son entreprise.
« L’urgence est aussi le rétablissement de l’ordre », dit-il en expliquant qu’il remettra l’autorité « au cœur de l’action publique ». Ici, il a tout un catalogue à présenter pour susciter le désir aux chalands qui auront envie d’y croire :
- peines minimales et peines planchers ;
- suspension des allocations familiales aux parents d’enfants récidivistes ;
- fin à l’excuse de minorité ;
- généralisation des centres éducatifs fermés.
L’accent est mis notamment sur l’école, avec au passage l’idée relancée de l’uniforme à l’école, sur le mode « c’était mieux avant » :
- vouvoiment obligatoire ;
- fin du collège unique ;
- « big bang de l’autorité » dès la rentrée de septembre ;
- interdiction réelle des téléphones portables y compris au Lycée ;
- peines plancher dans les conseils disciplinaires ;
- centres spécialisés pour les « élèves perturbateurs ou harceleurs » ;
- suspension des allocations familiales et des bourses scolaires en cas de perturbations graves et répétées au sein des établissements scolaires.
De manière parallèle, il y a aussi l’immigration, sujet pour lequel Jordan Bardella a ce qu’il faut en stock pour vendre le rêve d’un électrochoc :
- suppression du droit du sol ;
- levée des obstacles à l’expulsion des délinquants et criminels étrangers ;
- délit de séjour irrégulier ;
- augmentation du délai de rétention en centre de rétention administrative ;
- référendum sur l’immigration.
Cependant, rien de tout cela ne saurait marcher sans des promesses sur le « pouvoir d’achat », sa « première priorité ». Les Français doivent pouvoir consommer sans entrave. Jordan Bardella propose une baisse de la TVA pesant sur les carburants, ainsi que l’énergie, et puis des augmentations de salaires défiscalisées.
Rien de très violent, mais cela lui garantit une certaine popularité et fait concurrence à l’alliance électorale de la fausse gauche.
Cela d’autant plus qu’il lui est très facile de la critiquer comme étant irresponsable et manquant de sérieux.
« Pour être juste, il faut être réaliste » dit-il de manière très habile, avant de lancer une petite phrase politicienne typiquement française :
« voter LFI, c’est voter FMI ».
Le FMI, c’est le Fond monétaire international. Jordan Bardella vend l’idée que les propositions de Jean-Luc Mélenchon et ses alliés sont irréalistes et conduiraient le pays à la faillite, alors que lui par contre est généreux, mais raisonnable.
Comme nous sommes en France en 2024, c’est le « mais raisonnable » qui l’emporte. Et il le sait :
« Non seulement mes mesures sont chiffrées, en plus elles sont raisonnables ».
D’ailleurs, en homme raisonnable, en « bon père de famille », il compte conduire dès sa prise de fonction un « audit des comptes de la nation ». Tout sera la faute des autres, ses prédécesseurs, qui auront mal géré, alors que lui sait comment bien gérer.
L’audit doit déboucher sur une commission qu’il présente comme ayant pour but de montrer :
« comment l’État dépense son argent, comment Emmanuel Macron a organisé la mise en quasi-faillite des comptes publics depuis sept ans ».
Tout ceci est saupoudré de bien d’autres annonces à effets garantis : retour sur la réforme des retraites, suppression de niches fiscales coûteuses et abusives, industrialisation, mesure pour l’agriculture contre la concurrence internationale « déloyale », moratoire sur les éoliennes, moratoire sur la fermeture des structures de santé, incitation à l’installation dans les déserts médicaux, énergie nucléaire, etc.
La dynamique est totale pour une vague populiste déferlant sur la France. Peu importent les résultats, la politique c’est du style. Les États-Unis ont eu leur Donald Trump, le Royaume-Uni a eu son Boris Johnson, l’Italie sa Giorgia Meloni, le Brésil son Jair Bolsonaro, etc. La France va avoir son Jordan Bardella.