Il y a des situations qui en disent long sur l’état d’instabilité générale de la France. Celle de la 1ère circonscription de la Somme fait partie de celles-là.
Il y a une analyse à faire sur le retournement de la situation suivante : battu au premier tour par la candidate RN, alors arrivée en tête avec une avance de 3 500 voix pour, le député sortant ex-LFI François Ruffin parvient finalement à se faire réélire grâce au désistement de la candidate de l’ex-majorité présidentielle, Albane Branlant, entre les deux tours.
S’il y a une chose ancrée et non pas le résultat d’une conjoncture électorale (« la tambouille » dont il est souvent parlé) c’est celle de la dynamique populaire en faveur du Rassemblement National : aux précédentes élections législatives de juin 2022 François Ruffin était arrivé en tête du 1er tour avec 15 081 voix contre 8 495 suffrages pour la candidate RN.
Et là où les choses sont frappantes, c’est que la dynamique du 1er tour de la candidate du RN a clairement été dans ce qui constitue la cible de François Ruffin, à savoir les petits bourgs de sa circonscription.
Par-exemple à Vignacourt, un village de 2 372 habitants, François Ruffin gagnait 3 voix entre le 1er tour des législatives de juin 2022 et celui des élections de 2024 quand Nathalie Ribeiro-Billet du RN en gagne 392. À Longueau, petite ville de 5 491 habitants, François Ruffin progressait de 92 voix contre 620 pour la candidate RN. Si à Amiens, préfecture de la Somme avec plus de 100 000 habitants, il progressait plus que la candidate RN, dès que l’on revient à une plus petite ville comme Abbeville, c’est la candidate RN qui engrangeait 2 555 voix contre 276 pour François Ruffin.
Bref se confirmait ici la tendance repérée dans tous les pays au 1er tour des élections législatives 2024 avec un RN puisant sa dynamique dans le cœur des petites et moyennes villes tout autant que dans les zones rurales, ces espaces où vit majoritairement le prolétariat du pays.
Maintenant si l’on regarde les reports de voix entre le 1er et le 2e tour, il est clair que François Ruffin est élu grâce aux voix de l’électorat centriste, celui des réseaux de notables alors que l’électorat populaire favorable au RN n’est pas parvenu à s’élargir.
Ainsi, à Amiens, pour un nombre similaire de votants (59%), François Ruffin gagne 2 031 voix entre le 1er et le second tour, alors même que la candidate Renaissance Albane Barlant avait obtenu 2 265 voix et qu’il n’y avait eu comme autres candidats qu’un représentant de Lutte Ouvrière avec 200 voix et un de « Divers Centre » ayant obtenu 56 voix. À l’inverse, la candidate du RN progresse d’à peine plus de 400 voix entre les deux tours…
Si l’on prend Abbeville, avec la même configuration générale, qui avait donc vu une nette poussée de la candidate RN, elle n’engrange qu’un peu plus de 600 voix quand François Ruffin en gagne pratiquement 2 000, issues clairement de l’électorat centriste qui avait rassemblée 2 555 voix au 1er tour.
Avec sa réélection, François Ruffin opère une fin de course après avoir longtemps oscillé entre la tentative de reléguer à l’arrière-plan les thèmes de la fausse gauche postmoderne en parlant de « gauche du travail » et la volonté de se normaliser pour être un point de consensus entre le centre-gauche et la France insoumise. Dans cette optique, il accordait en juin 2022 un entretien dans la revue d’orientation national-catholique Limite sur la critique du « Progrès » et, dans le même temps, déclarait en novembre 2023 être un « social-démocrate » dans les colonnes du journal de la bourgeoisie modernisatrice Le Nouvel Obs…
Ce va-et-vient devenu de plus en plus prégnant à la suite des élections législatives de 2022 avait été remarqué par la revue fasciste « Éléments pour la civilisation européenne » dont le directeur de rédaction, après avoir été invité à la fête de l’Humanité pour participer à un débat en présence de François Ruffin, publiait un numéro spécial sur le thème des « Nouvelles insurrections ». Le but était clairement de participer à son basculement dans le « camp national ».
Pour les franges nationalistes-révolutionnaires, François Ruffin pouvait apparaître comme un potentiel tribun à la Jacques Doriot. Il pouvait jouer un rôle dans la capacité à faire dévier une partie des bases populaires d’un retour vers la Gauche historique et la lutte des classes, lui qui se montre à la fois si mielleux avec les travailleurs et si terrifié par la « fracture du pays », si ouvert au nationalisme dans certaines de ses variantes.
Grâce aux précieux travaux de Zeev Sternhell, on sait que son rejet ou son bricolage (ce qui revient au même) du marxisme au profit d’un protectionnisme national-social ne pouvait l’amener que dans deux directions : ou bien un repositionnement vers le centre-gauche en se rapprochant des notables pour mieux être une figure traditionnelle de type républicaine-sociale, ou bien se heurtant à l’aigreur populaire il proposerait une synthèse « ni droite, ni gauche », c’est-à-dire fasciste.
Le rapport dialectique entre une dynamique populaire du RN bloquée entre le 1er et le 2e tour et l’élargissement au centre de la dynamique de François Ruffin montre que ce dernier a été englouti par la République et ses notables. En ayant refusé le marxisme et la lutte des classes, il finit ici son recentrage en devenant une figure banale de la notabilité républicaine qui, historiquement, est au cœur du barrage anti-prolétarien depuis la IIIe République.
Cela suffit de démontrer le changement profond qui se passe en France à travers ces élections législatives anticipées et la fracture consommée entre une partie du peuple et les réseaux institutionnels, y compris locaux.
La bourgeoisie a si l’on veut su prendre conscience d’elle-même en voyant à travers la poussée du RN, la poussée du prolétaire, et lui opposer un front anti-populaire. À l’inverse, le prolétaire qui a placé son espoir dans le vote RN se prend le retour de bâton en pleine face du fait de ne pas assumer clairement une conscience de classe.
Mais tout cela est une très bonne chose ! Car dans le tumulte on voit déjà naître les recompositions sociales, classe contre classe !
C’est une perspective renouvelée pour que la Gauche historique, celle qui assume la fracture sociale pour bâtir un ordre nouveau, se fraye un chemin ! D’autant plus que l’option national-socialiste se retrouve au point mort et va devoir faire un effort de reconstruction alors que l’Histoire qui a commencé sa grande œuvre ne lui laisse précisément plus tout son temps.
La lutte des classes qui va en ressortir, avec toute sa violence, va tout balayer dans une grande tempête rédemptrice ! Agauche.org répond présent !