L’ensemble du spectre politique, à part le centre, tire à boulets rouges sur Emmanuel Macron. Ce serait un être vil, avide de pouvoir, assoiffé de mépris. Ce qui est très grave là-dedans, c’est que c’est attribuer à Emmanuel Macron ce qui relève de la Ve République. Car le régime de la Ve République est né d’un coup d’État et a une forme par nature anti-démocratique.
Le Monde a publié une tribune de l’historien Jean Garrigues, un habitué des plateaux de télévision : « Le chef de l’Etat, parce qu’il s’est cru tout-puissant, est plus affaibli que jamais ». Disons le : cet universitaire est un minable, il n’y a pas d’autre mot. C’est encore trop gentil d’ailleurs pour parler de quelqu’un qui parle d’une « dérive autocratique de la pratique présidentielle », cherchant à masquer que c’est un régime né d’un coup d’État et fonctionnant comme une monarchie présidentielle dans une perspective de mobilisation populiste.
Beaucoup plus grave, la Gauche Républicaine et Socialiste, pourtant issue de la gauche du Parti socialiste, a publié une tribune intitulée « Macron : Après lui, le déluge ?« . Pourquoi plus grave ? Car cet article fait l’éloge de de Gaulle, et accuse Emmanuel Macron de ne pas avoir le courage d’un souverain. Or, la gauche (y compris gouvernementale) a historiquement toujours dénoncé le régime de la Ve République, même si c’est vrai qu’elle s’en est accommodée, qu’elle s’y est installée.
C’est une capitulation complète à la version autoritaire du capitalisme français, et au lieu de dénoncer Emmanuel Macron, c’est le régime qu’il faudrait dénoncer ! Cette fausse gauche nous ramène même à avant le fameux ouvrage de François Mitterrand, Le Coup d’État permanent, publié en 1964 et dénonçant Charles de Gaulle et la Ve République.
Que dit François Mitterrand, alors qu’il n’a pas encore trahi une fois lui-même devenu président ?
« Entre de Gaulle et les républicains il y a d’abord, il y aura toujours le coup d’Etat.
Sacrifiant à l’usage, saluerai-je avant d’aller plus loin l’homme du 18 juin 1940, le chef de la France en guerre, le libérateur de la Patrie, et gémirai-je sur le malentendu qui l’oppose aujourd’hui à ses compagnons
d’autrefois restés républicains?Mais il n’y a pas de malentendu. De Gaulle occupe le pouvoir parce qu’il l’a ardemment désiré, patiemment approché, habilement investi, audacieusement saisi.
Je ne lésine pas sur l’hommage dû au soldat lucide et courageux qui à l’heure du doute a pris parti pour son pays. Je lui dénie seulement le droit de considérer que les services rendus valent inscription d’hypothèque sur la nation et je déplore qu’il tire un bénéfice illicite de sa gloire, cet incomparable investissement historique.
Du 13 mai au 3 juin 1958, le général de Gaulle a réussi un premier coup d’Etat. Après avoir inspiré une conjuration politique et exploité une sédition militaire, il a renversé l’ordre établi mais décadent qui s’appelait quand même la République.
Telle est la vérité qui, assurément, contredit la version officielle selon laquelle le général de Gaulle, la preuve faite de l’impuissance de la IVe République, aurait exercé un arbitrage entre l’Etat humilié et d’arrogants vassaux, rétabli l’ordre, garanti le respect des lois et assumé sans rupture de continuité les pouvoirs. »
Un coup d’État, voilà comment est née la Ve République avec sa constitution, dont les différents aspects consistent en une monarchie présidentielle pour permettre une mobilisation de masse afin de relancer par phases le capitalisme.
La président est un monarque, élu « au-dessus » des partis, sans que le contenu politique, idéologique, culturel ne compte. La majorité parlementaire élue dans la foulée, tel pour un plébiscite, n’est là que pour appuyer le président. Et l’ensemble du programme du candidat à la présidentielle n’est qu’une fiction pour mobiliser, car le vrai programme se décide dans les hautes sphères, dans les accords des uns avec les autres.
François Mitterrand a fini par s’aligner lui-même sur cette pratique anti-démocratique, lui qui pourtant dénonçait avec justesse ce vrai problème français :
« Il existe dans notre pays une solide permanence du bonapartisme où se rencontrent la vocation de la grandeur nationale, tradition monarchique, et la passion de l’unité nationale, tradition jacobine.
Le gaullisme de 1958 n’eut pas de peine à rassembler les éléments épars, à refaire la synthèse recherchée par les amateurs du Pouvoir personnel. »
Ce qu’on reproche à Emmanuel Macron est ainsi erroné, car il est dans la nature même du président de la Ve République d’être comme il est, ce que François Mitterrand raconte très bien.
Si de Gaulle n’imite personne, ne ressemble à personne sinon, à la rigueur, à un Louis-Napoléon Bonaparte qu’habiteraient les vertus bourgeoises de Louis-Philippe, ce qui serait plutôt rassurant, le gaullisme, lui, porte des stigmates qui ne trompent pas.
Son évolution évoque, avec une totale absence d’originalité, aussi bien les
velléités des plus plates, des plus ternes, des plus molles dictatures, telle celle qu’à Vichy, sous couleur d’ordre moral, le maréchal Pétain infligea aux Français, que l’implacable volonté de puissance des consuls d’Occident qui, pour donner le change, s’érigent en défenseurs de la civilisation chrétienne.Mais en appeler au nazisme, au fascisme, dont les crimes ont marqué notre jeunesse, serait excessif. Cette analyse n’a pas besoin du secours de l’exagération pour déceler dans
le gaullisme les plus dangereuses virtualités d’une dictature hypocrite en ses commencements, habile à progresser à pas feutrés et que la nécessité révélera soudain dans sa cruelle vérité.
Qu’est-ce que la Ve République sinon la possession du pouvoir par un seul homme dont la moindre défaillance est guettée avec une égale attention par ses adversaires et par le clan de ses amis?Magistrature temporaire? Monarchie personnelle? Consulat à vie? pachalik?
Et qui est-il, lui, de Gaulle? duce, führer, caudillo, conducator, guide?
A quoi bon poser ces questions? Les spécialistes du Droit constitutionnel eux-mêmes ont perdu pied et ne se livrent que par habitude au petit jeu des définitions.
J’appelle le régime gaulliste dictature parce que, tout compte fait, c’est à cela qu’il ressemble le plus, parce que c’est vers un renforcement continu du pouvoir personnel
qu’inéluctablement il tend, parce qu’il ne dépend plus de lui de changer de cap.Je veux bien que cette dictature s’instaure en dépit de de Gaulle.
Je veux bien, par complaisance, appeler ce dictateur d’un nom plus aimable : consul, podestat, roi sans couronne, sans chrême et sans ancêtres.
Alors, elle m’apparaît plus redoutable encore. »
La Ve République, c’est le coup d’État permanent, par définition. Faut-il alors éjecter Emmanuel Macron pour promouvoir quelqu’un jouant mieux la rôle de monarque élu ? Tout cela pour le rejeter à un moment de nouveau, pour en élire un autre ? Absolument pas, c’est le régime qu’il faut renverser.
Le tort d’Emmanuel Macron, aux yeux de la bourgeoisie, c’est qu’il n’a pas réussi à jouer son rôle jusqu’au bout. Voilà tout.