Voici un récit d’une grande profondeur fait par le Premier secrétaire du Parti socialiste Olivier Faure il y a une dizaine d’années. Il l’a republié hier à l’occasion des 75 ans de la libération d’Auschwitz par l’Armée rouge.
« Il y a 75 ans, le camp de la mort d’Auschwitz était libéré. En cette journée commémorative je remets en ligne le billet écrit il y a une dizaine d’années lorsque j’ai visité ces lieux d’où toute idée d’humanité s’était retirée.
Je savais en me rendant à Auschwitz-Birkenau que ce voyage se graverait dans ma mémoire. Je savais que j’avais rendez-vous avec les abysses de l’Humanité d’où toute lumière s’était retirée, que je visiterai ces camps où l’Histoire a sombré, que je foulerai un cimetière sans tombes. Je croyais tout savoir. Et peut-être même que je savais tout. Mais je ne savais pas que savoir n’est pas tout.
Depuis ce 22 octobre, je suis hanté chaque jour par cette journée. Raison pour laquelle je n’ai pas écrit depuis sur ce blog, en dépit d’une actualité politique et parlementaire chargée. Je voulais d’abord raconter ce que j’ai vu. Jusqu’ici sans y parvenir.
Dans cette ville d’Auschwitz qui comprenait 60% de juifs avant-guerre, il n’en restait plus qu’une. Elle vient de disparaître. C’est la première pensée qui vient en pénétrant ce village sans attrait : la mémoire peut disparaitre. On imagine une population polonaise partagée entre la nécessité de garder témoignage de l’horreur nazie et le désir de faire oublier que les fumées noires et âcres qui s’échappaient des crématoires obscurcissaient le ciel sans arracher la compassion et encore moins la résistance des voisins. C’est la seconde pensée qui assaille, il est possible de vivre en regardant passer des trains de femmes, d’enfants, de vieillards, d’hommes condamnés à l’humiliation, la torture et la mort. Il y a quelques années, la polémique enfla autour de la volonté de construire un supermarché en face du camp. Il y a aujourd’hui une grande pizzeria de l’autre côté de la route…
Nous avons franchi ce portail de fer forgé. Relu cette inscription : « Arbeit macht frei » (le travail rend libre). Ironnie glaçante de nazis qui n’hésitaient pas à faire jouer l’orchestre pour accueillir les familles épuisées et inquiètes.
Il faisait un temps magnifique ce 22 octobre. Il ne faisait pas froid. Il n’y avait pas de boue, pas de prisonniers squelettiques en pyjamas rayés, pas de kapos, ni de soldats SS. Juste une caserne qui aligne des bâtiments de briques rouges. Le camp d’Auschwitz I fût en effet d’abord une caserne de l’artillerie polonaise. On est presque gêné par la banalité de l’endroit. Les mots de Hannah Arendt sur la banalité du mal trouvent là un écho particulier. Lieux ordinaires pour hommes ordinaires qui se transforment en bourreaux quotidiens.
Rien n’a été fait dans ce lieu pour impressionner outre mesure le visiteur. Ce n’est peut-être pas utile. Des échantillons d’horreur sont entreposés derrière des vitres : des valises abandonnées marquées du nom de leurs propriétaires, des chaussures d’enfants amassées, des montures de lunettes empilées… J’écris des « échantillons d’horreur » parce que ce sont des dizaines de milliers de prothèses, des dizaines de milliers de poupées de porcelaine, des dizaines de milliers de bagages, des montagnes de cheveux que l’on aurait pu amasser ici pour donner à saisir ce que crime de masse signifie. Il y a accrochée au mur cette carte d’Europe, sinistre, dont Auschwitz est le centre vers lequel pointent des rayons qui ont pour origine les villes de provenance des convois : Riga, Hambourg, Berlin, Bruxelles, Rome, Paris, Drancy, Pithiviers, Lyon…
Vers 16 heures, nous avons atteint Birkenau, le camp d’Auschwitz II. Le soleil se couche. Derrière les barbelés électrifiés, se profile un camp à perte de vue. Des baraques de part et d’autres d’une voie ferrée. Des miradors hauts perchés. Le gigantisme des lieux m’anéantit. Dans un dortoir, un rabbin a entamé une prière. Peut-être le kaddish, la prière des morts. Le soir tombe vite en Pologne. L’humidité monte. La fraîcheur aussi. Les bois sont tous prêts. J’entre dans les bâtiments des femmes. Dehors on entend des chiens aboyer. Une sirène de police hurle au loin. Dans la pénombre, je découvre ces couches superposées où s’entassaient celles qui n’avaient pas été condamnées au gaz dès leur arrivée. Elles devaient survivre à quelques dizaines de mètres des douches et des fours. Je reste une dizaine de minutes, seul dans ce bâtiment. Je suis englouti. Submergé. J’imagine ces filles auxquelles on offrit pour tout écrin à leur jeunesse, ces matelas de planches et ces murs de briques. J’imagine ces mères arrachées à leurs enfants. J’imagine ces coeurs serrés qui, la nuit venue, devaient scruter au travers des quelques ouvertures cet horizon fermé par d’autres baraques et saturé par d’autres douleurs.
Le soleil s’est pratiquement éteint lorsque j’atteins les ruines des chambres à gaz et des krématoriums, dynamités par les nazis avant l’arrivée des alliés. C’est ici que se perpétua l’organisation industrielle du crime. Tout fût pensé et planifié. Moll, le spécialiste de l’élimination des cadavres, alla jusqu’à imaginer un système de combustion à l’intérieur des fosses pour que la graisse humaine ainsi dégagée soit récupérée par des canalisations et vienne alimenter la flamme des fours en se passant de carburant… Des machines à broyer les os furent inventées pour réduire en poudre les restes humains qui n’avaient pas été réduit en cendres.
J’ai beaucoup hésité à écrire sur ce voyage. Devant tant de misère, je ne me sentais pas légitime à décrire l’indescriptible et l’insondable souffrance. Complexe du témoin qui se désole en se prenant pour un voyeur. Mais je sais aussi que ce sentiment doit s’effacer devant la nécessité de témoigner. Les nazis avaient décidé de retirer aux juif jusqu’au statut d’êtres humains. Ils ne voulaient pas seulement les exterminer, mais effacer jusqu’à leur passage et interdire le deuil et le souvenir.
J’ai fait de nombreuses photos. En les regardant, je les ai trouvées souvent trop esthétiques. Il y a une esthétique de l’horreur. Pour illustrer ce billet je me suis interrogé sur celle que je choisirais. J’ai préféré ce portrait parce qu’il évite tous les « clichés » avec miradors et barbelés. Cet homme s’appelle Elie Buzyn. C’est un des rescapés d’Auschwitz. Au premier plan, c’est sa femme qui parle. C’est la première fois qu’elle l’accompagnait sur les traces de son passé tragique. Au moment où je prends cette photo, elle raconte comment Elie sauva l’un de ses camarades d’une mort certaine en lui offrant sa ceinture (un pantalon qui tombe et c’est la mort), ne conservant pour lui-même qu’une ficelle… Elie a décidé de vivre le plus longtemps possible pour pouvoir emmener pour leurs 15 ans, tous ses petits enfants.
J’ai remonté dans la nuit noire le chemin de fer de Birkenau, éclairé par les projecteurs le long des chemins de ronde. Sur le ballast qui supporte les rails, j’ai prélevé trois petits cailloux. Un caillou pour chacun de mes enfants.
Trois cailloux comme ces cailloux que l’on dépose sur les tombes juives, symboles de la mémoire et de la permanence du souvenir. Dans l’antiquité, les pierres que chaque passant déposait, protégeaient aussi les corps des défunts des charognards.
Trois cailloux pour qu’ils se souviennent.
Trois cailloux pour que ce cri rapporté par Primo Levi, de cet homme qui fût pendu quelques heures avant la libération du camp, soit exaucé : « Kameraden, ich bin der letze ! « (Camarades, je suis le dernier !) »