Les syndicats ont le droit de critiquer les ordonnances gouvernementales, et même c’est tout à fait leur rôle. Mais politiquement elles sont inévitables et c’est là que la limite des syndicats est patente.
Depuis plusieurs jours et surtout depuis le conseil des ministres d’hier, une large partie de la Gauche est vent debout contre les mesures des ordonnances, qui visent à enchaîner encore plus les travailleurs au travail. Réduction du temps de repos entre deux jours de travail, allongement de la durée de travail à 12 heures par jour, passage à 60 heures hebdomadaires…
Quand on est syndicaliste, c’est normal de dénoncer tout cela : c’est son travail syndical. Mais pourquoi diable tant de partis politiques de gauche s’empressent de dénoncer ces mesures pareillement ? C’est là ne pas comprendre la différence entre la politique et le syndicalisme.
Le syndicalisme a un horizon limité au travail concret dans les entreprises. Quand on lui dit : on met davantage de pression, il doit résister. C’est dans l’ordre des choses. Mais politiquement, toutes ces mesures sont en même temps inévitables. Même quand on est de gauche. Surtout quand on est de gauche.
Pourquoi ? Parce que ces mesures sont sociales, elles sont collectives. Ces ordonnances disent que la société dépasse les droits individuels. C’est tout à fait de gauche. Cela montre que l’État est obligé de rompre avec sa propre mise en perspective : il est obligé de socialiser.
Il y a bien entendu un souci : cette socialisation sera, à terme, la socialisation des pertes sur le dos des travailleurs. Et c’est là où la Gauche doit dire : oui à ces ordonnances, mais la bourgeoisie doit passer à la caisse pour tout cela. C’est là le rôle politique de la Gauche.
Que les syndicalistes ne veulent pas de politique, qu’ils refusent malheureusement de se soumettre à la Gauche politique, c’est leur défaut. Mais que la Gauche politique elle-même ne soit pas à la seule hauteur possible – celle de l’État – voilà qui ne va pas.
Encore faut-il vouloir assumer l’État. Le Monde a par exemple publié une tribune de l’avocat pénaliste Raphaël Kempf : « Il faut dénoncer l’état d’urgence sanitaire pour ce qu’il est, une loi scélérate ». C’est naturellement paranoïaque. Cependant, c’est dans l’ordre des choses pour un avocat qui fait son petit business de la dénonciation de l’État.
Seulement, la Gauche a autre chose à faire que de se plaindre. Soit elle veut assumer ses responsabilités, vouloir que tout le pouvoir lui revienne… Et donc dire : oui aux ordonnances, mais pas forcément comme cela et en plus la facture doit revenir aux classes dominantes.
Soit elle fait la même chose que les populistes et l’ultra-gauche, c’est-à-dire user de la démagogie arguant que les « flics » sont tous des pervers n’attendant que d’assassiner, le gouvernement des marionnettes et le président le super-salaud. On a un bon exemple de ce type d’erreur avec le panneau de Lutte Ouvrière à Roubaix.
Ce qui est écrit peut tout à fait être juste. Mais Lutte Ouvrière est-il prêt, aujourd’hui, à remplacer tous les ministres et à gérer la crise du covid-19 ? Il ne le peut pas. Or, c’est de cela qu’il s’agit. Comment les gens peuvent-ils faire confiance à la Gauche, si celle-ci arrive toujours après la bataille, en disant qu’il faut simplement en tirer des conclusions ?
S’il s’agissait de tirer des conclusions seulement, la Gauche serait au pouvoir dans le monde entier depuis longtemps. On ne peut pas dire : il aurait fallu plus de lits d’hôpitaux, plus d’unités de soins intensifs, on les veut maintenant, tout de suite ! C’est là de la démagogie. C’est là ne pas avoir mené le travail en amont, pour former un gouvernement parallèle, un niveau étatique parallèle, qui seul est capable de rivaliser avec le gouvernement, l’État.
N’importe quel gouvernement aurait mis en place des ordonnances gouvernementales dans l’état d’urgence sanitaire. Soit la Gauche reste à l’extérieur de ce niveau de complexité, soit elle l’assume, pour prendre le pouvoir.