C’est quelque chose de fondamentalement méconnu, tellement cela paraît invraisemblable, mais dans les années 1950-1960, les défilés du premier mai étaient interdits par l’État, en raison des guerres d’Indochine et d’Algérie.
Cela signifie qu’à l’époque, la Gauche avait entièrement capitulé au sujet de l’un de ses plus grands symboles. Cela a grandement contribué à la perte de toute un état d’esprit, de toute une tradition, de toute une certaine vision politique de confrontation au lendemain de 1945.
A l’époque, il y avait une grande polarisation et assumer la CGT, c’était assumer la lutte des classes… La CGT elle-même avait fort logiquement des revendications dépassant largement le cadre restreint des mesures sociales.
Malheureusement, l’interdiction acceptée par la Gauche a endormi les travailleurs.
Ainsi, le premier mai 1968, il y a cinquante ans, lors du premier défilé depuis de nombreuses années, ce fut le choc de la confrontation entre la CGT d’un côté, les gauchistes de l’autre, avec notamment les « marxistes-léninistes » (c’est-à-dire les maoïstes) pour qui le « P « C »F », comme ils le désignaient, avait trahi.
Les vieux reprochaient aux jeunes de ne pas avoir le sens des réalités, de mépriser la bataille des acquis ; les jeunes accusaient les vieux d’avoir trahi l’idéal révolutionnaire, d’avoir abandonné le projet d’une société ayant renversé le capitalisme.
Au-delà de la confrontation d’idées, c’est la question de la démarche elle-même qui se posait. En quoi consiste le premier mai ? En une démonstration de force des forces sociales défendant des intérêts économiques ? Ou bien en un rappel des grands idéaux de la Gauche, ceux d’un monde sans exploitation ni oppression ?
Le 1er mai en France est, en effet, malheureusement prétexte à des rassemblements syndicaux, alors qu’en réalité, une telle journée devrait être l’expression de la Gauche politique.
Cela reflète le vrai problème de fond de la question sociale en France : en raison de la charte d’Amiens fait par la CGT en 1906 et séparant radicalement la politique de l’activité syndicale, il y a deux mondes qui coexistent, au lieu que la primauté revient à la politique normalement.
Cela a renforcé le syndicalisme réformiste et gestionnaire, totalement coupé sur le plan des idées et des valeurs de ce qu’est la Gauche. C’est la fameuse figure du syndicaliste râleur, collaborant avec le patronat pour avoir ses heures sans travail, collaborant aux projets de l’entreprise, ayant des normes particulièrement sexistes, porté largement sur l’alcool, etc.
Un personnage insupportable, prétendant même représenter la Gauche, alors que son existence dépend des millions et des millions d’euros donnés aux syndicats afin de maintenir leur existence et de pacifier les rapports sociaux.
Les forces conservatrices ont ici très bien joué, ayant très bien comprises l’apolitisme syndicaliste française. Si à partir d’avril 1919 le 1er mai devient une journée chômée, il n’est férié et payé à l’initiative du syndicaliste CGT René Belin.
Sauf que cela se passe en 1941 et que René Belin est alors ministre du travail du régime de Vichy, qui instaura alors la « Fête du Travail et de la Concorde sociale ».
Prétendre que cela n’a pas eu d’influence serait absurde. C’est dans cette identité liée au « travail » et non pas à la Gauche qu’il y a eu l’espace pour le Front National de commencer un rassemblement du premier mai à partir de 1988. Même Nicolas Sarkozy a eu une initiative similaire en 2012, pour célébrer le « vrai travail ».
Il n’y a qu’en France qu’une aberration est possible. Le premier mai devrait avoir un sens politique, pas un sens économique ou social. C’est là, bien entendu, toute la question d’une définition de la lutte des classes.