L’explosion survenue après un incendie sur le port de Beyrouth mardi 4 août a été puissante et dévastatrice, à l’image de l’immense crise dans laquelle s’enfonce le pays depuis plusieurs mois. Le bilan accablant d’au moins 73 morts et 3700 blessés, en plus de la destruction de toute une partie de la capitale, ne fait qu’enfoncer encore plus un Liban déjà à l’agonie.
Le souffle de l’explosion de 2750 tonnes de nitrate d’ammonium dans le port de Beyrouth a été particulièrement violent et les fumées qui s’en dégagent visibles depuis Chypre, à 200 km de là. Les rues les plus proches ont été dévastées avec de nombreux écroulements. Quasiment toutes les vitrines des quartiers Hamra, Badaro et Hazmieh ont volé en éclat, marquant toute cette partie de la ville jusqu’à plusieurs kilomètres du port.
L’impact a été tellement fort que des voitures ont été soulevées, des airbags déclenchés, des gens projetés en l’air dans leur propre appartement, des portes d’habitations arrachées jusqu’à très loin du port. Il y a même un navire militaire dépendant de l’ONU qui a été endommagé, faisant des blessés graves sur l’embarcation.
Le chef de la Croix-Rouge libanaise a parlé de « morts et des blessés partout, dans toutes les rues et dans tous les quartiers, qu’ils soient proches ou éloignés de l’explosion ». Dans la soirée, alors que les premières opérations de sauvetage sous les décombres étaient à peine lancées, le ministère de la santé libanais annonçait que les hôpitaux de la ville étaient déjà saturés, les milliers de blessés affluant en masse.
Triste coïncidence, mais terriblement significative, un grand mouvement social des infirmiers était prévu ce mercredi 5 août 2020, suite aux vagues massives de licenciement dans les hôpitaux. Ceux-ci croulent sous les dettes depuis plusieurs mois, sans aides de l’État, devant par exemple se fournir en mazout sur le marché noir pour produire l’électricité que le réseau public ne leur fournit plus, ou seulement par intermittence.
D’ailleurs, dans l’après-midi avant l’explosion survenue sur le port de Beyrouth, des manifestants prenaient d’assaut le ministère de l’Énergie en raison de ces coupures massives d’électricité, parfois pendant 20 heures par jour dans certains quartiers. Le réseau public d’électricité perd chaque année 2 milliards de dollars et est dénoncé comme un des plus gros foyers de corruption.
À l’automne 2019, le pays a connu de grandes manifestations populaires face à la généralisation de la crise. Depuis, c’est encore pire. La monnaie libanaise a perdu 80 % de sa valeur par rapport à cet automne, les épargnant n’ont plus accès à leurs dépôts, la moindre marchandise est hors de prix… quand elle est disponible. Des choses comme les médicaments, la lessive ou encore les couches pour bébé deviennent très rares. Le troc s’est généralisé.
Le salaire d’un militaire n’équivaut qu’à 100 dollars, alors que le pays vit pratiquement que d’importations commerciales. Le Liban ne produit quasiment rien et son économie est totalement dépendante des grandes puissances et de ses voisins, tandis que de nombreuses familles vivent en partie grâce à l’argent envoyé par les émigrés, une « diaspora » de millions de personnes, souvent à l’étranger depuis plusieurs générations. On sait aussi qu’à Paris vit une oligarchie libanaise au mode de vie richissime.
Naturellement, le chaos est aussi politique avec une incapacité pour les classes dirigeantes à gouverner depuis la démission du gouvernement de Saad Hariri fin octobre. Le pays est dirigé selon un système de partition communautaire intenable, n’ayant pas d’autre perspective que la soumission aux exigences du FMI. En l’absence d’un mouvement démocratique et populaire organisé, la situation est bloquée, par incapacité à bouleverser toute la chaîne de corruption, de bureaucratie et de désorganisation généralisée.
Le 23 juillet 2020, c’est le ministre des affaires étrangères français Jean-Yves Le Drian qui est venu sur place pour exiger les mesures préalables à l’« aide » du Fonds monétaire international :
« Il est aujourd’hui urgent et nécessaire de s’engager de manière concrète dans la voie des réformes, c’est le message que je suis venu transmettre à toutes les autorités libanaises. »
Ces scandaleux propos de mise sous tutelle ne se ressentent que plus douloureusement aujourd’hui. les Libanais, avec les Palestiniens, ont toujours été les premières victimes dans la région des prétendus accords de paix maintenant en réalité une chape de plomb sur les peuples et la notion même de démocratie.
Le Liban, ce petit bout d’Orient à peine plus grand que la Corse avec officiellement 5,5 millions d’habitants, paye directement sa situation historique, n’étant au fond qu’un terrain d’affrontement entre puissances mondiales et locales, avec un main-mise de grandes familles issues de la féodalité.
Créé de toute pièce par la France en 1920 dans le cadre de son mandat sur les provinces syriennes après le démantèlement de l’Empire Ottoman, il n’a jamais été en mesure de connaître un véritable développement national, avec un fractionnement religieux extrême. De ce fait, des parties entières de son territoire échappent encore aujourd’hui à toute autorité centrale, l’aspect le plus connu récemment étant le sud du pays avec la main-mise du Hezbollah.
La France, puissance en perdition, ne parvient plus à y maintenir ses positions. Symbole de cela, l’effondrement de l’enseignement chrétien francophone, concernant des centaines de milliers d’élèves.
L’explosion de cet entrepôt du port de Beyrouth où était stockée 2750 tonnes de nitrate d’ammonium est ainsi terriblement exemplaire de la situation dramatique du Liban, comme de tout le Moyen-Orient. Ces matières explosives étaient là depuis 2014, cela était tout à fait connu, la proximité du bâtiment étant évité pour cette raison, etc. Mais en l’absence d’une autorité politique efficace, démocratique et au service du peuple, la catastrophe n’a pas été empêchée.
Que celle-ci ait eu lieu sur le port de Beyrouth est d’ailleurs un terrible symbole pour le Liban, tant le pays finalement ne fonctionne que grâce à ce port et ses importations, au cœur de la situation de crise actuelle.
L’humanité a encore beaucoup de chemin à parcourir dans sa quête d’un monde pacifique, prospère et harmonieux… Particulièrement dans cette région du monde, pourtant berceau de la civilisation. Mais rien ne sera possible tant que ce ne sera pas le peuple lui-même au pouvoir, avec des exigences démocratiques élevées, assumant tant la Raison que l’héritage historique de chaque partie de la grande famille humaine. C’est le programme du XXIe siècle sur la Terre.